La vie de ces recluses atteste de la condition des femmes en Tunisie durant l’occupation française. Ce film est en fait un merveilleux témoignage sur cette époque. Il montre avec une exceptionnelle lucidité comment les relations entre les deux sexes sont traversées par les rapports de classe. Il témoigne par exemple de l’esclavage des femmes, vendues comme enfants aux seigneurs du palais. Dans une séquence du film, le personnage féminin, Khadija, explique à sa petite fille Alia comment elle a été vendue à l’âge de 10 ans par ses parents, des paysans très pauvres, qui l’ont abandonnée pour une bouchée de pain aux bourgeois du palais. Depuis, elle est devenue l’esclave-propriété du palais, comme toutes les autres femmes-esclaves dont elle partage la destinée. Le milieu dénoncé dans ce film est un milieu archaïque, plus féodal que bourgeois.
En effet, malgré toutes les déclarations de principes clairement affirmées dans les versets révélés et les exemples que le Prophète donnât, la société musulmane va rester esclavagiste des siècles durant, et n’y renoncera que sous la pression des puissances coloniales en plein XXeme siècle. Cette trajectoire de l’esclavage est importante à suivre pour comprendre l’attitude envers les femmes qui a été tenue jusqu’à nos jours. ‘“ L’histoire de l’esclavage se termine lorsque les colonisateurs ayant insisté énergiquement auprès des Etats musulmans, pour les amener à interdire définitivement l’esclavage, la Convention internationale de Genève du 25 septembre 1926 fut soumise aux Etats’ ‘ 274 ’ ‘ ”’. On voit donc les musulmans, qui auraient pu, dès le VIIeme siècle, amorcer l’élaboration d’une législation qui réalisait le rêve prophétique d’une société égalitaire, renoncer au XXeme siècle avec beaucoup de peine, et sous pression des “ infidèles immoraux ” autrement dit les colonisateurs, à l’esclavage.
Vers 1930, période dans laquelle se situe historiquement Les Silences du palais, la Tunisie voit l’émergence de certains penseurs, à l’instar de César Benattar, El Hadi Sebai, Abdelaziz Thaalbi, Cheick Ben Achour qui font partie du ‘“ mouvement de la réforme’ ‘ 275 ’ ‘ ”’. Ils réclament la suppression du voile et l’instruction féminine, soutenant que ni l’inégalité ni la soumission de la femme ne font partie des fondements de l’Islam. Dans cette conquête de la modernité, la nécessité d’une relecture du Coran par l’Ijtihad est un des thèmes majeurs. La femme est au coeur des débats. A cette époque, le réformiste Tahar Haddad se distingue par un texte qui, écrit en 1930, continue de faire autorité, Notre femme dans la législation islamique et la société. Il y fait le procès de la société traditionnelle et y dénonce plusieurs injustices abordées dans Les Silences du palais à l’instar de l’asservissement de la femme, des mariages forcés, de l’exploitation des fillettes, de la punition et de l’enfermement des femmes (notamment des révoltées à Dar Joued 276 ). T. Haddad s’élève également contre l’oppression des femmes rurales, le port du voile qu’il compare à une muselière, la répudiation et même contre le régime successoral qu’il considère comme inique. Il est le seul et il le restera longtemps, avec Mansour Fahmy 277 à oser écrire : ‘“ le devoir nous appelle aujourd’hui plus que jamais à sortir la femme de son obscurantisme, notre liberté et notre salut sont à ce prix’ ‘ 278 ’ ‘ ”’.
Sensible aux problèmes sociaux, Tahar Haddad, dans la lignée de l’Ijtihad, tente une distinction entre les lois immuables et celles qui ne le sont pas : polygamie, répudiation, contrainte matrimoniale. Il revendique pour les femmes le droit à l’instruction, l’apprentissage d’un métier. Les Silences des palais aborde également comment les femmes, dans les années précédant l’indépendance de la Tunisie, étaient tenues dans un obscurantisme total quant à leur droit à l’instruction. En effet, la première école pour filles musulmanes avaient ouvert ses portes à Tunis en 1900 avec une dizaine d’élèves. Les écoles religieuses fondées par des françaises sont prisées par la bourgeoisie tunisoise qui y envoie ses filles : une petite élite se dégage. Dans Les Silences du palais, Sarra la fille de Si Béchir a accès à l’instruction mais à domicile, en compagnie de son frère et sous l’oeil vigilant des gens du palais.
A cette époque, dans la majorité de la population urbaine, les résistances à l’éducation des filles sont toutefois très grandes. Non seulement les gardiens de la tradition veillent, mais la puissance coloniale ne fait guère d’efforts pour développer la scolarisation des autochtones, et seules les filles issues des milieux favorisés franchissent peu à peu les barrages placés sur le chemin de leur éducation. En effet, nous voyons dans le film de M. Tlatli que le personnage principal Alia, étant issue du milieu défavorisé des servantes, est privée d’instruction tandis que Sarra, qui est du même âge, y a accès. Alia finit par apprendre à lire, à écrire et à jouer au luth en cachette puisque l’instruction lui est interdite. Nous voyons donc que l’instruction des filles avant l’indépendance de la Tunisie était également une affaire de classe. La société tunisienne résistait de différentes manières à l’éducation des filles dont seule une petite minorité, les filles issues de la bourgeoisie à l’instar de Sarra, pouvaient accéder à l’instruction. En somme, ‘“ à partir de 1930, l’évolution féminine est jugée inéluctable, mais reste liée à l’évolution sociale. La bourgeoisie déteste la précipitation. Soit, si on ne peut faire autrement, mais contrôlons, pondérons’ ‘ 279 ’ ‘... ”’.
A partir de 1930, la naissance des mouvements de défense de la femme accompagne l’émergence de la contestation politique ; les caractéristiques de l’une et de l’autre étaient imprégnées par la situation tunisienne. Dès l’aube de l’émergence de la question féminine en Tunisie, le problème de fond est posé : la situation de la femme est l’enjeu incontournable de la lutte idéologique et un infaillible indicateur de mutations. Or la société tunisienne bouillonne. Comme on le voit dans Les Silences du palais, les servantes commencent à se rebeller quand elles prennent connaissance des mouvements de protestation à l’extérieur du palais contre l’occupant français et contre le bey qui le soutient. Ces esclaves du palais utilisent même des formules du genre “ Je veux mon indépendance ” pour protester contre l’esclavage dans lequel elles vivent. Elles ont en pris conscience grâce aux mouvements de révolte du peuple. Dans ce film, on voit clairement comment la révolte des femmes est intrinsèque à la révolte du peuple : la femme est associée à la lutte nationale.
En effet, Les Silences du palais montre que la conscience et la révolte des femmes, ou bien leur aliénation et leur soumission, sont fonction inextricable de leur position de classe, oppression sociale et oppression patriarcale sont les deux faces d’une même monnaie. Plus le rang social était élevé, plus l’honneur devait être respecté et plus les fréquentations féminines devaient être surveillées (cf. Sarra, encore enfant, est déjà fiancée à son riche cousin). A des niveaux sociaux supérieurs, la ségrégation de classe s’ajoute à la ségrégation sexuelle, mais les privilèges de classe sont partagés : aisance financière, agrément des demeures, service de domestiques et d’esclaves, oisiveté ou occupations d’agrément et de prestige, de fête et d’amusement, vie luxueuse. Le partage de ces privilèges conduit les femmes à en accepter les inconvénients : enfermement, concubines, qui n’excluaient pas l’acquisition d’un certain pouvoir au sein du monde des hommes par enfants interposés. La’ Jnéïna ne jouit pas de ce pouvoir car “ la pauvre, son ventre l’a trahie ” (elle est stérile). A travers les portraits des femmes d’“ en haut ”, grandes bourgeoises bien-pensantes qui se refusent de côtoyer “ les domestiques ”, le film règle son compte à la bourgeoisie.
Possédant toutes les jeunes femmes du palais sans se soucier du fruit de leurs amours, les seigneurs des Silences du palais sont des personnages abusifs par leur position de classe. Qu’il s’agisse de Sid’Ali qui refuse de reconnaître Alia comme sa fille naturelle ou de Si’ Béchir décrit dans un plan comme un érudit raffiné (c’est un amateur des Fables de la Fontaine) et dans le plan suivant comme une bête sauvage qui viole brutalement Khadija en présence de sa petite fille. Khadija sait pourtant qu’il n’y a pas d’autres solution que celle de subir régulièrement, incessamment ces viols répétitifs. Comme le reste des femmes-servantes de la maison, elle devra subir la violence, tout comme lui, le seigneur, se fera un devoir d’être violent, car la morale sociale et la loi du “ droit au cuissage ” en ont décidé ainsi. ‘“ Le sort fait aux femmes n’est pas pensé comme problème autonome. La femme serait d’abord le symbole de la question morale et sociale ... La dégradation de la position de la femme du peuple quand elle est obligée de travailler, la violence faite à son corps qui en résulte, conditions de maternité inhumaines [et d’avortements clandestins], réduction à l’état d’objet sexuel, représentant une dégradation de l’ensemble de la classe, atteignent les hommes à travers les femmes... Du corps de la femme dépend le corps de l’homme. Et le corps est un enjeu de classe’ ‘ 280 ’ ‘ ”’.
Dans Les Silences du palais, on voit que les rapports entre les sexes sont surdéterminés par la décomposition sociale qui est à l’oeuvre dans la classe dominante. Ce film décrit l’oppression spécifique qui pèse sur les femmes pauvres, en tant que pauvres et en tant que femmes. Il privilégie le point de vue de l’héroïne, Alia, pour raconter des histoires d’exploitation sexuelle et économique. C’est la solidarité féminine qui permet à ces femmes de ne pas sombrer dans le désespoir. Tel que nous le montre ce film, la sororité peut s’établir entre la protagoniste et les femmes opprimées Cette solidarité lui permet de partager leur claustration, malgré la libération personnelle accomplie, et d’épouser aussi leur impuissance verbale. Le regard jeté par Alia sur ses semblables, les servantes, est soit constatation soit contestation, mais dans les deux cas, il perd l’hostilité qui le caractérise quand il est jeté sur des hommes. Ce regard est singulièrement sensible à la solidarité entre femmes.
On peut lire dans la fiction de ce monde féminin qui trouve son salut en s’entourant d’un cordon sanitaire aussi étanche que possible, une critique radicale du caractère répressif et injuste de la Loi patriarcale. La composition exclusivement féminine du personnel du palais met en évidence le renforcement de la domination de classe par la domination de sexe, et les constants glissements de la sphère publique à la sphère privée renforcent la suprématie masculine. M. Tlatli utilise à la fois la sensualité et les qualités dramatiques d’Alia pour construire un personnage féminin moderne pris entre des modèles d’identité de sexe et de classe aliénants, et un désir d’émancipation qui émerge maladroitement. Condamnée à la solitude et à la culpabilité, elle annonce les continuelles luttes des femmes pour échapper à la Loi patriarcale. Ce film montre avec une exceptionnelle lucidité comment les rapports hommes-femmes sont traversés par les rapports de classe. Les femmes sont contraintes de réintégrer la règle d’un jeu que leur désir avait un instant dérangé.
F. Mernissi, Le Harem politique. Le prophète et les femmes, Paris, Albin Michel, 1987, p. 191.
M. Morsy, Essais sur les réformes nécessaires aux Etats musulmans, Aix en Provence, Edisud, 1988.
Trois institutions régissaient alors les conflits conjugaux outre la prison de femmes appelée dar adel (la maison de la justice) : sur plainte de l’un ou l’autre des époux, le juge pouvait installer à leur domicile une des auxiliaires, dite “ femme de confiance ”. Il pouvait aussi les contraindre à vivre dans une “ maison de confiance ”, dar athiqa, sous la garde d’un couple. Mais la sanction de la femme désobéissante à son mari, rebelle à son autorité, le châtiment de celles qui étaient coupables de “ délits d’amour ou de désir ”, ou encore qui avaient osé demander le divorce, était dar joued institution de correction, de rééducation plutôt, où, par une vie humble, des visites contrôlées, une surveillance, on s’efforçait de vaincre leur volonté. Les plaintes et chants des femmes enfermées ont été conservées. (Dalenda Larguèche, “ Dar Joued ou l’oubli de la mémoire ” dans F. Colonna et Z. Daoud, Etre marginal au Maghreb, Paris, CNRS, 1993, p. 156 ).
M. Fahmy, La condition de la femme dans l’Islam, Paris, Allia, 1990, p. 154.
T. Haddad, Notre femme dans la législation islamique et la société, MTE, Tunis, 1930, p. 55.
S. Bessis, S. Belhassen, op. cit., p. 31.
Ch. Dufrancatel, “ La Femme imaginaire des hommes ” dans Ch. Dufrancatel, A. Farge, Ch. Faure, L’Histoire sans qualités, Paris, Galilée, 1979, p. 167.