VI. Ces voix venues d’ailleurs : la voix radiophonique et La voix en-chantée

Dans Les Silences du palais,la radio, comme les hommes (Houssine, le fils de Khalti Hadda), est le seul objet qui relie les servantes au monde extérieur. Ses emplois illustrent les diverses formes de prise de pouvoir sur la parole, les correspondances entre les contenus et les personnages qui les véhiculent, la spécificité de chacun des contenus et, enfin, la place qu’ils occupent dans l’ordre général des voix. Les voix féminines et masculines radiophoniques occupent deux pôles opposés. Pour monter ces différences, nous prendrons comme exemple les cinq séquences qui utilisent la voix-radio. Deux d’entre elles contiennent des commentaires journalistiques (voix masculines), les deux autres une chanson révolutionnaire (voix masculine) et une seule séquence contient une chanson d’Oum Kalthoum. Les commentaires journalistiques à la radio indiquent très précisément la période sociohistorique où se déroule le second récit du film sous forme de flash-backs. Ils ouvrent la diégèse sur le politique, qu’ils exposent brièvement mais très clairement dans un cérémonial communautaire (cf. les servantes qui se rassemblent dans la cuisine pour écouter la radio). La chanson est un appel à la révolution et à l’indépendance de “ la verte Tunisie ”. Elle est diffusée dans l’espace masculin de l’étage supérieur, et dans l’espace féminin, celui des servantes. Il y a deux attitudes féminines face à la radio. L’attitude qui prépare à une écoute maximale (cf. commentaires politiques) et l’attitude qui mêle l’écoute au travail (Oum Kalthoum).

Parce que ces séquences sont essentiellement des séquences d’écoute et que les personnages principaux n’échangent jamais entre eux, la manipulation de l’objet-radio et la circulation libre de la voix radiophonique ou son arrêt sont centrales dans le procès narratif et déterminantes dans le positionnement des personnages. Deux plans qui contiennent la voix radiophonique s’enchaînent. Dans l’espace masculin, celui des seigneurs, Si’ Béchir éteint la radio et ordonne à son fils de ne plus écouter la chanson révolutionnaire. Dans l’espace féminin, celui des servantes, Khalti Hadda tente d’accomplir le même geste. Elle veille à l’application de la loi d’“ en haut ” dans l’espace d’“ en bas ”. Néanmoins, son pouvoir est affaibli par les protestations des servantes. La voix radiophonique finit par lui échapper. Ces échappées font cependant système avec les transformations des personnages et les arguments idéologiques privilégiés pare le récit. Quels sont les effets de l’utilisation de la radio sur les personnages?

Une voix radiophonique masculine annonce que des soldats français ont tiré sur les grévistes nationalistes provoquant plusieurs morts et blessés et que des manifestants se sont dirigés vers le palais du Bey. La radio est coprésente aux personnages féminins présents dans la cuisine. Elle représente un ensemble diffus qui balaye tout le champ et force l’écoute du personnage féminin Khalti Hadda qui a perdu son pouvoir sur l’objet-radio (la servante refuse de l’éteindre). Les écarts spatio-temporels entre l’espace du haut et celui du bas sont colmatés par le déversement du même contenu radiophonique.

La voix radiophonique féminine est diffusée dans la cuisine où les servantes attablées discutent du prochain avortement de Khadija. La forme filmique privilégiée fait apparaître le contraste entre le contenu “ euphorique ” de la chanson d’amour d’Oum Kalthoum et la situation désespérée des personnages féminins notamment celle de Khadija. Ce contraste est accentué lorsque les voix autorisées se superposent au dit féminin radiophonique. Ce dit est brusquement interrompu par une voix masculine qui annonce un communiqué important : les Français en accord avec le Bey proclament l’état d’urgence et le couvre-feu. Le récit filmique rejoue sur le contraste des situations. Le chant langoureux d’Oum Kalthoum reprend, dans un plan en plongée surplombant les personnages féminins cloués dans le silence. Deux servantes finissent par réagir, sur le fond sonore du chant amoureux, sur l’inexorable du communiqué radiophonique :

  • Habiba : Toute notre vie est un couvre-feu.
  • Chema (en pleurant) : On n’a rien à craindre nous. Je ne m’appartiens pas moi-même. J’ai envie de sortir dans la rue, nue, pieds nus, courir sans que rien ne m’arrête... Crier, hurler à pleine voix (elle crie). Seules leurs balles me feront taire, me transperceront le corps comme une passoire.

Les spectateurs sont dans cette séquence fortement interpellés. Une place leur est réservée afin qu’ils se prononcent sur l’intolérable et l’insoutenable de la voix radiophonique masculine, et jugent la distance qui sépare le chant amoureux de la situation dramatique des personnages. Ce contraste disqualifie le chant féminin et le rend dérisoire. Ce chant finira encerclé de part en part par les communiqués. La priorité donnée aux discours politiques relègue la voix amoureuse dans les confins de l’inutile. Les deux types de voix appartiennent à des mythes différents. Chaque genre (comme les genres grammaticaux) a une portée sur la connaissance/reconnaissance spectatorielle. Ainsi la voix radiophonique masculine est liée au combat, à la lutte, à la Tunisie et au “ nous ” collectif ; celle d’Oum Kalthoum, voix féminine, est plutôt liée à l’amour, au “ tu ” et au désir. La négation de cette voix amoureuse (une seule occurrence) entraîne la négation du tout qu’elle représente, c’est-à-dire l’amour énivrant, le désir, le relâchement et le laisser-aller. Cette voix-désir est encerclée et déniée par la voix-loi masculine.

Mais le processus de dénégation occasionne un retournement dont l’effet est la reconnaissance implicite de cette voix-désir, de cette voix-désordre qui sera “ recadrée ” et remplacée par une voix provenant du “ bas ” : la voix sublime d’Alia chantant aussi bien l’amour que la révolution. La voix du personnage féminin principal finit par s’aligner à la voix radiophonique masculine. Elle prend le relais du discours politique et relègue dans l’oubli le dit féminin du chant amoureux. Ce passage monnaie le passage des femmes du silence à la parole , d’un espace à un autre, de l’emprisonnement du palais à la participation à la lutte pour la libération.

En effet, la tradition du silence si bien intériorisée par les femmes elles-mêmes, les a privées de toute autre possibilité d’expression publique. La voix libérée à travers le chant (Les Silences du palais), la lamentation et l’incantation (L’Homme de cendres)permet aux femmes traditionnelles, “ asphyxiées ” par le voile et la claustration, de s’exprimer publiquement. L’exemple des pleureuses, dont l’émancipation officielle de la voix ne se fait que sous le sceau de la mort, est assez éloquent. Certaines scènes des filmsdécrivent des réunions de femmes. Même dans ces réunions exclusivement féminines, la parole est soumise à une sévère réglementation qui impose le murmure, le choix de termes convenus et des formules toutes faites, l’usage d’allusions et de paraboles, etc. En présence des hommes, la voix féminine est rarement exprimée publiquement mais plutôt sous forme de bruissements ou de chuchotements assourdis.

La voix féminine s’assimile à la voix collective qui sert essentiellement à véhiculer la tradition. Dans Les Silences du palais, la voix féminine collective est récupérée par la protagoniste, Alia, qui se l’approprie et l’intègre dans une voix individuelle qui désire, par le truchement du chant, libérer la voix réprimée des femmes. On voit dans ce film que même dans les réunions exclusivement féminines, qui ont lieu dans la cuisine sous la surveillance de Khlati Hadda, la parole est soumise à une sévère réglementation qui impose le murmure, le choix de termes convenus et des formules toutes faites, l’usage d’allusions et de paraboles. Néanmoins, la parole des femmes peut parfois circuler grâce au chant. En effet, le chant est présent dans toutes les plans où les servantes forment un front commun et uni. Plusieurs séquences, construites sur l’alternance, les montrent chantant ensemble en parfaite harmonie (cf. l’accouchement de Khadija, le “ baptême ” de la petite Alia, les travaux ménagers). Dans la séquence du lavage de la laine, les personnages féminins vivent en symbiose, elles chantent la même chanson, leurs gestes obéissent aux mêmes rythmes. Le montage son/image, construit sur la fragmentation des gestes (plans très courts), associe et assimile les protagonistes. La plupart des travaux domestiques se déroulent sur le son d’un chant commun (cf. le lavage de la laine, la distillation de l’eau de rose) qui rapproche les personnages féminins et crée une osmose et une solidarité entre eux. Ces chants content l’histoire quotidienne des femmes et servent d’intertextes au film auquel ils confèrent une structure musicale. Au début, le chant collectif, à l’occasion de la naissance d’Alia, évoque la naissance d’un être exceptionnel : “ le prophète, que Dieu le bénisse ”. En même temps, il confère son rythme à la quête initiée par Alia, être exceptionnel, pour se démarquer des autres servantes du palais, ce qui constitue l’argument du film.

Pour la protagoniste des Silences du palais, la voix féminine bâillonnée peut, en dépit de la loi du silence, de la bienséance, du voile, de la réclusion, s’exprimer et circuler grâce au chant.Pour pouvoir s’exprimer dans Les Silence des palais, Alia chante pendant les diverses cérémonies. La parole féminine est autorisée uniquement dans le cadre du chant : pour distraire les hommes. La femme intervient en tant qu’esclave-courtisane, sa parole ne relève guère du sérieux mais plutôt du divertissement. Et lorsque Alia décide d’intervenir dans le débat d’idées, le débat politique et national en chantant pour la liberté, c’est la surprise indignée et le scandale car elle outrepasse les limites du rôle qui lui a été assigné. Dans la séquence des fiançailles de Sarra, elle commence par une chanson d’amour qu’elle interrompt soudainement pour enchaîner sur une chanson révolutionnaire, “ La Verte Tunisie ”, entendue auparavant dans deux autres séquences à la radio. En effet, le texte de la chanson fait le parallélisme entre l’affranchissement de la présence coloniale et la liberté à conquérir. Il en est de la libération de la femme comme de l’indépendance nationale, elle est à conquérir.

Dans cette séquence, le chant off d’Alia se poursuivit, transperce le champ en épousant les mouvements de la caméra (plusieurs panoramiques circulaires et travellings descriptifs) et confère une écoute sélective aux personnages. Une “ proximité ” préférentielle au son (au chant) enchaîne Alia et Lotfi. Le procès de la narration et le système de démonstration du récit réservent au spectateur un espace exclusif que soulignent, d’une part, le plan d’Alia qui chante, et, d’autre part, l’association son (le contenu du chant) et personnages représentés. Les formes d’injection du son (chant) dans l’image modulent la logique dilatoire du dévoilement du film puisqu’elles accélèrent l’ordre des choses de la fiction. Sous le couvert d’une “ banale ” chanson, le récit greffe des nouvelles données qui en complexifient la trajectoire. Cette séquence constitue le principal moment filmique où le récit supporte l’histoire et la dénoue en même temps. En effet, le chant d’Alia transperce les espaces et atteint les oreilles de Khadija qui sous l’effet du choc dû à l’audace de sa fille, s’écroule dans les escaliers menant à l’étage du bas. Le film se termine dans un ensemble de séquences qui alternent Alia en train de chanter l’indépendance et la libération, “ en haut ”, et sa mère, “ en bas ”, en train de se subir, sur un fond sonore de la voix de sa fille, un avortement qui lui coûtera la vie. Deux plans alternés (photos 15, 16) nous montrent le dernier cri d’agonie de la mère et la dernière phrase chantée par la fille. Cette fin symbolique marque la mort de la mère et la naissance de la fille. Le film s’achève par la mort tragique de Khadija, après l’avoir suivie dans un itinéraire investit par la solidarité féminine. Comme le précise le critique tunisien Abdelwahab Meddeb, ‘“ Face à l’agression, la lutte des femmes est si absolue qu’elle doit basculer dans la folie ou dans la mort : il faut passer de l’autre côté’ ‘ 281 ’ ‘ ”’.

Notes
281.

A. Meddeb, “ L’oeil féminin de la ville ”, Cahiers du cinéma, n° 262-263, janvier 1976, pp. 103-108.