CHAPITRE VI
ESPACES PRIVILEGIES ET CORPS FEMININS : ARABESQUES ET LIGNES BRISEES

I. L’espace dans la tradition culturelle et religieuse

La problématique de la sexualisation de l’espace historique, culturel et religieux de la Tunisie apparaissent et transparaissent à divers degrés dans toutes les oeuvres cinématographiques du corpus. Les images qui révèlent les instances et les tensions de pouvoir entre les femmes et les hommes sont transposées sur la représentation de l’espace. Le réseau d’images spatiales sert de support pour dévoiler les lieux interdits (la rue, l’espace public, le lieu de travail) ; les lieux de cloître (le harem, l’appartement, la maison) et les lieux d’ouverture (le hammam, les patios, le balcon, les terrasses). Les films sont truffés de ces images de claustration (physique et psychologique) où convergent le symbolique de l’éclairage, du décor, des couleurs et du mouvement.

Si toutes les sociétés monothéistes ont condamné l’acte sexuel hors mariage, seul l’Islam l’a “ résolu ” par une gestion rigoureuse de l’espace. Il aurait pu choisir d’autres méthodes de contrôle social, comme la notion de péché dans le Christianisme, fondant celle de culpabilité. L’Islam a opté pour une territorialisation de la sexualité et l’a poussée à un point extrême : séparation des sexes, immobilisation des femmes à l’intérieur, et voile lorsqu’elles sont à l’extérieur. C’est pourquoi aujourd’hui les imams et muftis se trouvent face à ce problème déconcertant et difficile à résoudre : comment contrôler une sexualité qui n’est plus contenue spatialement. La croisade pour le voile essaie de masquer la mort d’un idéal que l’évolution économique et politique des pays musulmans a totalement sabordé.

F. Mernissi a fait une analyse judicieuse de la répartition de l’espace dans les cultures arabo-musulmanes : ‘“ dans le monde musulman, il y a la sexualité territoriale : un des mécanismes-clés qui en assure la régulation consiste en une distribution précise et significative des espaces entre les individus de sexe opposé n’appartenant pas à la même famille, associé à une ritualisation complexe de toute interaction exceptionnelle et inévitable. Tel est le cas lorsque la femme est obligée de traverser la rue, espace public et donc masculin par définition’ ‘ 282 ’ ‘ ”’. Les frontières ne sont pas établies gratuitement. Les frontières institutionnalisées incarnent souvent une attribution inégalitaire du pouvoir qui lie dans un rapport hiérarchique déterminé une entité à une autre.

Toute transgression de ces frontières est un danger social dans la mesure où elle consiste en une attaque contre la répartition des pouvoirs exprimée par ces limites. Le terme “ al-hudud ”, les imites, est un concept qui est au centre de la vision coranique du monde et des relations qui s’y établissent. La transgression des “ hudud ” est synonyme de désobéissance à dieu. La relation entre les limites et le pouvoir apparaît clairement dans la dimension sexuelle de la société.

La symbolique sexuelle est un reflet et une expression des rapports hiérarchiques qui structurent l’ordre musulman. La division de l’espace social en espace domestique et espace public est une expression d’un rapport de pouvoir et de hiérarchie. Le monde musulman est minutieusement scindé en deux sous-univers : l’univers des hommes “ umma ” (nation), qui va de pair avec religion et pouvoir, et l’univers des femmes qui est celui de la sexualité et de la famille. La stratégie actuelle des islamistes remet à l’ordre du jour la séparation des espaces des femmes et des hommes. En effet, leur stratégie d’infiçal, de séparation des rôles et des espaces, est une coupure rigide des mondes masculin et féminin : les femmes sont cantonnées dans l’espace du dedans tandis que les hommes bénéficient de l’espace du dehors.

Notes
282.

F. Mernissi, Sexe et idéologie en Islam, Paris, Eds Tierce, coll. “ Femmes ”, 1983, p. 77.