III. L’espace du dedans

III.1. La maison

La ville est également condensée dans un espace beaucoup plus réduit, la maison. Dans le générique de Halfaouine, la caméra se détache de la rue vue en plongée grâce à un travelling arrière et un panoramique, et se fixe sur les toits de la ville. Nous apercevons ensuite l’architecture des maisons traditionnelles de la Médina. La caméra se fixe finalement sur l’une des maisons. Zoom, plan rapproché d’une maison. Celle-ci est construite autour de la cour intérieure, le patio ou harim-ed-dar, c’est-à-dire ‘“ la partie inviolable de la demeure, celle où la pudeur est préservée des regards. La notion générale de harem contenue dans la charia, en définissant à la fois le sacré et l’interdit, contient un principe d’intimité qui génère en matière d’organisation spatiale, en dehors de toute règle écrite et de tout dessin préétabli, des espaces clos, renfermés sur eux-mêmes, et dans lesquels le regard ne pénètre pas’ ‘ 291 ’ ‘ ”’. Si ce principe d’intimité est reconnu comme instaurateur de l’espace, on comprendra que la maison dans Halfaouine, Les Silences du palais et L’Homme de cendres n’ouvre pas ses fenêtres sur la rue, mais sur son espace intérieur et que certaines d’entre elles, à l’instar de la maison familiale de Noura ou du palais des princes, n’ont même pas de façade donnant sur la rue. Dans Halfaouine et L’Homme de cendres,la ville se dessine à travers les pérégrinations du personnage principal. On ne s’étonnera pas davantage que les rues et impasses qui bordent ou enveloppent le volume bâti de la ville soient considérées comme un espace résidentiel ne faisant pas l’objet d’une démarche préalable d’organisation mais seulement d’un accord consensuel d’utilisation. Alors que l’espace domestique est farouchement protégé, l’espace de la ville, accessoirement utilisé, n’est qu’un extérieur.

La maison est un “ lieu cybernétique 292  ”, l’espace idéal de rassemblement et de concentration de valeurs, le cadre où les évaluations normatives éclatent, se neutralisent ou s’adaptent. Dans les films du corpus, excepté Tunisiennes, la maison est un espace hermétique où la femme vit recluse. La maison d’Amina est immense et luxueuse, mais néanmoins ressemblant plus à une prison dorée qu’à un havre de paix. La seule action qu’y mènent les personnages est ... se disputer. Tous les plans de l’intérieur de la maison sont associés aux disputes du couple. Dans la séquence de la première dispute, le premier plan montre Amina dans la salle de bain avec la voix off de Majid, le deuxième plan nous montre ce dernier assis dans la chambre à coucher, essayant de rétablir la communication avec sa femme. Les deux segments spatiaux sont donnés à lire, dans la diégèse, comme relativement proches (“ communicants ”, comme des vases communicants), mais disjoints (comme des conjoints disjoints). Il y a également une disjonction proximale, c’est-à-dire qu’‘“ elle peut articuler deux espaces ’ ‘rapprochés’ ‘ [...] lorsque la caméra nous fait franchir deux espace adjacents séparés par un mur (et qui seraient contigus n’eût été ce mur) sans passer par l’intermédiaire d’un personnage menant de l’un à l’autre’ ‘ 293 ’ ‘ ”’. La maison d’Aïda s’oppose à celle d’Amina. Elle est située dans un quartier populaire de Tunis, dans un vieil immeuble. C’est un appartement d’une grande simplicité que la jeune femme partage avec ses enfants. La maison d’Aïda est connotée positivement puisqu’elle représente un espace intérieur où Amina et Fatiha se réfugient de l’agression masculine : Amina en quittant son mari s’installe chez Aïda et Fatiha a fui l’Algérie et ses frères pour se cacher chez Aïda. Cette dernière vit librement à l’intérieur de sa maison, car sans homme, et gère donc son intérieur, modeste mais chaleureux, à sa guise. Si la maison dans les films du corpus est fréquemment assimilée à une prison où la femme vit dans la claustration, elle est aussi parfois comparée à un espace sécurisant, une “ coquille ” dans laquelle le personnage principal se réfugie pour échapper aux changements du temps et de l’espace. C’est le cas de la maison d’Aïda mais également des chambres des servantes dans Les Silences du palais. Dans certaines séquences du film, cette partie de l’espace intérieur du palais est parfois connotée positivement quand Alia se remémore d’heureux souvenirs d’enfance, notamment les souvenirs évoquant la sororité féminine. Néanmoins, la connotation négative de l’espace du palais domine dans le film car le personnage d’Alia adulte se souvient surtout des femmes cloîtrées à l’intérieur de cet espace.

La maison est en général une enclave occupée à longueur de journée par les femmes. Fermée et encerclée par de longs murs, elle est un espace “ rentré ”, conçu pour dérober le féminin aux regards étrangers. L’ensemble du corpus y fait référence soit directement, c’est-à-dire comme “ cadre ” de déroulement ou de localisation d’un événement majeur, soit indirectement, comme annexe. L’architecture de la maison est étroitement liée à la division sexuelle de l’espace ; son caractère féminin sépare, marque et établit un seuil entre le dedans et le dehors. Hachemi (L’Homme de cendres) est mal à l’aise et à l’étroit chez lui (dans le sens littéral et figuré). Les femmes des Silences du palais occupent l’intérieur de l’intérieur, éloignées qu’elles sont du seuil de la maison. Elles n’ont même pas le droit d’aller jusqu’à la grille du palais. Toute effraction constitue une infraction à l’ordre préétabli. Quand Alia transgresse cette loi et s’approche de la grille (photo n° 19), elle se fait immédiatement réprimander par le gardien qui la menace d’en parler à sa mère. La maison est l’objet d’une codification serrée et s’ouvre avec une extrême prudence aux éléments du dehors. A défaut de cour intérieure, les terrasses des cités urbaine sont devenues plus que jamais un refuge féminin (la maison de Aïda dans Tunisiennes).

Cependant, la nouvelle architecture urbaine défait la constellation et les jeux d’opposition dont la maison “ arabe ”, la maison traditionnelle, était le pivot. La fenêtre qui donne ostensiblement sur le dehors traduit précisément cette cassure. D’où “ l’exposition ” d’une femme à sa fenêtre dans L’Homme de cendres. Dans une séquence de ce film, nous voyons une femme à sa fenêtre à qui Azaïz lance des regards furtifs. La fenêtre est ouverte, l’ob-scène, le cadre qui permet au regardé (la jeune femme) de faire face aux regards de l’autre (Azaïz). Un plan rapproché nous montre la femme qui se penche pour nettoyer le bas de ses carreaux. On aperçoit, en plan rapproché, le haut de ses cuisses avec en voix off Azaïz qui commente : ‘“ elle sait que je la regarde, elle fait exprès. Tous les jours c’est le même jeu. ”’ A cause de l’interdit qui pèse sur lui, l’autre ne peut soumettre unilatéralement le sujet observé à la transparence de la ville et le transformer en spectacle, car celui-ci lui réfléchit son propre regard. Le renversement et l’inversion introduits par la fenêtre sont en même temps subversion de l’interdit parce qu’à ‘“ la discipline du regard qui consiste à ne pas voir s’ajoute la ruse de l’hyperactivité, l’hyperrapidité de l’investissement de ce même regard’ ‘ 294 ’ ‘ ”’. La fenêtre déconstruit la séparation structurale des sexes en mettant en jeu une donation diurne qui l ’éloigne de la conception des fenêtres urbaines arabes. Même si celles-ci donnent parfois vers l’extérieur, leur cadre épais et leurs barreaux font d’elles uniquement des points de lumière. des points de transit des bruits de la ville (le premier étage de la maison familiale dans L’Homme de cendres).

Dans L’Homme de cendres,l’espace intérieur est divisé en espace domestique (maison, cour, terrasse, appartement) et en espace public fermé (atelier, café, bar, etc.) Les deux espaces sont semblablement sur-occupés et encombrés. Mais l’un l’est en majorité par les femmes et l’autre par les hommes. Le premier est l’espace de la famille et des femmes cloîtrées auquel le spectateur n’accède que par intrusion, que par l’intermédiaire de Hachemi qui ne s’y attarde d’ailleurs pas. L’espace domestique est traité par une sorte de mouvement subreptice, fugace et parcimonieux. A l’instar de la littérature, l’espace intérieur maghrébin est devenu dans la cinématographie l’espace féminin par excellence. Dansce film, l’encombrement dans la maison tue toute la famille et pose dans son acuité le problème de la promiscuité et de l’entassement des corps ; ces corps dont l’éventail va du corps désirant (Emna, la jeune soeur de Hachemi) au corps impotent (la voyante), en passant par le corps déchu (la vieille Sejra, l’ancienne prostituée).Dans ce film, l’instance narratrice décrit l’autorité du masculin (celle du père) qui s’étend sur l’espace intérieur, strictement féminin, le régente et le modifie selon les caprices du mâle. Signe de la division hiérarchique entre les sexes, l’ordre des repas : celui des hommes précède celui des femmes (cf. séquence du repas). En revanche, le pouvoir féminin ne dépasse guère les murs de la maison, et souvent la femme est incapable d’exercer pleinement son autorité dans l’espace qui lui est réservé.

L’autre espace clos est celui où l’on retrouve les copains, où l’on vit les fantasmes (café, bar) où la raideur et la froideur des corps s’estompent et où, enfin la tension s’exacerbe. Espace homosexuel où les femmes sont pensées strictement sous le mode de l’imaginaire. Dans ce film, le café par exemple est un lieu clos, non accesible aux femmes et est par conséquent rattaché à l’espace extérieur malgré sa fermeture et son apparence intérieure. Concernant la maison, le fait que l’homme travaille à l’extérieur, qu’il soit absent toute la journée, en fait un espace féminin. Dans les films du corpus, il y a reproduction dans le filmage des modèles culturels dominants car l’espace intérieur est à la fois masculin et féminin, mais par opposition à l’extérieur, il est considéré comme typiquement féminin, et la caméra qui médiatise la vision du cinéaste, assimile la maison au féminin et par conséquent sa présence à une intrusion. Filmer le féminin, à travers le regard ou l’espace, semble encore être pour le cinéaste une effraction. Il “ moralise ” le regard qu’il porte sur les lieux et personnages féminins et lorsque la caméra se libère, elle choisit les lieux institutionnels de la maison close et ainsi... la “ morale ” est sauve. N’est-ce pas qui semble constant dans la mise en scène et la thématique de la séquence de la maison close dans L’Homme de cendres? En effet, ce film se caractérise par l’absence de la figure de la Femme (sauf celle de la mère de Hachemi). Les femmes sont “ véritablement ” montrées et dévoilées dans une seule séquence, à la fin du film. Il s’agit des prostituées dans la maison close de la vieille prostituée Sejra. Tout d’un coup, nous découvrons tout un monde jusque là tenu sous silence où les femmes dansent sensuellement, dévoilent leurs corps et s’adonnent à des jeux sexuels. Dans cette séquence, la vertu féminine est sublimée par la représentation du vice féminin fantasmé dans les inévitables scènes de danse, de buverie, et de luxure.

Dans Halfaouine, l’espace de la maison est pratiquement le seul à pouvoir réunir des femmes et des hommes. L’espace de la maison est en général l’espace des femmes. Il est celui de l’interdit, du caché, du difficilement accessible, sauf pour le personnage principal Noura. A travers le regard que ce dernier jette sur l’espace féminin, nous découvrons la façon dont le regard masculin perçoit l’espace féminin : c’est un espace prohibé mais également un espace obsédant. Les séquences qui réunissent les femmes (La’ Jamila et Salouha) et les hommes (Si Azzouz et Cheick Mokhtar) dans le même espace offre une séparation sur l’axe de la verticalité : les femmes sont assises par terre sur une peau de mouton, alors que les hommes sont allongés sur des canapés. Une autre séquence, celle de la fête de circoncision, réunit les hommes et les femmes dans la même unité temporelle et dans des espaces voisins : les hommes dans la cour, les femmes dans une pièce donnant sur la cour. Les hommes sont complètement isolés du monde des femmes tandis que celles-ci regardent furtivement les hommes à travers les jalousies. Dans ce film, le regard féminin doit recourir à des subterfuges pour pouvoir s’exercer : regarder à la dérobée, au travers du voile ou de la jalousie, etc. L’image du personnage féminin qui regarde de façon occulte le monde extérieur et l’espace masculin est personnifiée par la figure de la voyeuse. Dans cette séquence de la fête, le regard “ volé ” des femmes qui observent les hommes par les jalousies, s’apparente à celui de “ voyeuse ” dans la mesure où le sujet-regardant se cache, n’établit aucun contact avec l’objet-regardé. C’est un regard à sens unique. Dans les milieux traditionnels, la voyeuse peut, par le biais du regard, s’échapper à sa situation de recluse en observant le monde des hommes.

Dans Tunisiennes la séquence du repas familial chez la famille d’Amina rassemble les femmes et les hommes à l’intérieur des mêmes plans. Aux coupes franches qui les isolaient dans Les Silences du palais, succèdent dans Tunisiennes les travellings liant les espaces respectifs. Or, leur rassemblement dans les mêmes plans ne signifie pas encore une véritable proximité. Le montage et la répartition des personnages dans l’espace répondent à la division contenue dans les dialogues : Majid est assis à droite de Si M’hamed, chef de la famille et père d’Amina, qui préside la table. Ces deux personnages masculins sont les deux figures d’autorité dans la famille d’Amina. Les autres hommes sont assis du côté de Majid. Les femmes sont toutes alignées de l’autre côté, en face des hommes (cf. les plans distincts qui regroupent les uns et les autres, photos 5, 6, 7). Ces répartitions spatiales figurent la proximité et la distance sexuelle des deux principaux groupes.

Notes
291.

J. Abdelkafi, La Médina de Tunis, espace historique, Tunis, Presses du CNRS, 1990, p. 40. 

292.

Ph. Hamon, “ Du savoir dans le texte ”, Revue des Sciences Humaines, vol. 4, n° 160, 1975, p. 49.

293.

A. Gaudreault, F. Jost, op. cit., p. 94.

294.

C.-H. Breteau et N. Zagnoli, op. cit., p. 1974.