III.2. “ Femmes de Tunis dans leur appartement ”

La peinture orientaliste est l’une des conséquences les plus visibles de l’attraction que l’Orient a exercé sur l’Occident. L’intérieur, le harem, où vivaient des femmes recluses a nourri l’imaginaire et les fantasmes des peintres et écrivains occidentaux. En Occident, les représentations séduisantes des odalisques du Harem, aussi bien en peinture qu’au cinéma, dégagent une image où ‘“ tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté’ ‘ 295 ’ ‘ ”’. Ces représentations sont une ‘“ emblématisation de la magie orientale [...] Signe d’un sens étiqueté, d’une arabité apprivoisée et consommable’ ‘ 296 ’ ‘ ”’. Les Silences du palais se démarque nettement de l’héritage pauvre et stéréotypé des films coloniaux. point de mire du cinéma colonial, l’espace féminin était synonyme d’exotisme et d’étrangeté. ‘“ Davantage que les colonisés réduits en foules compactes et anonymes, les femmes et leurs espaces sont demeurés de véritables points obscurs’ ‘ 297 ’ ‘”’. “ L’espace interdit ” (le harem) est tansfiguré et entièrement enfermé dans une vision éculée. Le harem perd ses codes et glisse explicitement pour aboutir à la concupiscence et la perversion du désir arabe tel qu’on le voit dans la juxtaposition de quelques ‘“ figures de reconnaissance : les cheicks, les caïds et la favorite interprétée par une européenne’ ‘ 298 ’ ‘”’. Un ondoiement de rideau ou l’apparition furtive d’une femme voilée suffisait à dévoiler le harem et à activer une imagination déjà fertile en mythologie orientaliste. Le film de M. Tlatli épure le visible des excès du fatras exotique des films coloniaux. En entrant dans l’espace du gynécée, le cinéma tunisien contribue à le démystifier tout en tenant compte de l’ordre du dicible.

Le Silence des palais reprend l’espace du harem pour le décrire de “ l’intérieur ”. Du coup le mythe du rêve orientaliste s’estompe, pour laisser entrevoir la réalité amère et désespérée des femmes du harem. Le masque des odalisques craque et à travers les fissures fines et capricieuses on aperçoit les visages meurtris des esclaves du harem. Visages marqués par la souffrance, la tristesse et la solitude. Ce tableau a pour fonction d’illustrer la vie réelle de ces “ Femmes de Tunis dans leur appartement ”.

A l’instar du tableau de Delacroix, il se dégage du harem peint par M. Tlatli ‘“ le mystère indéfinissable des douleurs secrètes’ ‘ 299 ’ ‘ ”’, sauf qu’à “ la langueur de ces Orientales ” du tableau de Delacroix, répond la frénésie des esclaves-fourmis-travailleuses du palais. Le harem de Delacroix, peint en apparence comme un espace protégé, un cocon, est en fait chez M. Tlatli un espace étouffant : les femmes y sont cloîtrées, réduites à l’immobilité et au silence. Aux couleurs chatoyantes de Delacroix, Tlatli oppose les couleurs sombres dans le monde des servantes. Seules les “ bourgeoises ” vivent dans un mode de couleurs qui nous rappellent la richesse de la palette de Delacroix : rideaux rouges, vêtements brodés au fil d’or, robes aux couleurs flamboyantes, etc. Le sous-sol, le ventre du palais, est également un endroit où s’exprime la joie de vivre entre femmes, délivrées du regard de l’homme pour raconter des histoires, rire et danser. Cette peinture des “ enfermées ”, ménagères actives mais aussi chanteuses, danseuses et conteuses fait échapper le film à la tradition des femmes recluses “ végétatives ”.

Les hommes du palais jouent dans ce film où la vision féminine est constamment privilégiée, le rôle non négligeable de médiateurs (cf. plans de Houssine qui décrit aux servantes les troubles politiques dans la ville). Les femmes enfermées dans les maisons, ne peuvent contempler les mouvements de protestation qui se passent à l’extérieur. Les rues de la ville, les bouleversements engendrés par le mouvement de libération, l’histoire elle-même du présent, ne sont connues des femmes que par les récits que leur en font les hommes. L’intérêt des Silences du palais c’est d’avoir mis l’accent sur cette solitude et en même temps sur cette dépendance des femmes, tout spécialement dans une époque de révolution. Le partage des espaces est caractéristique à cet égard. Les femmes sont confinées dans leurs chambres ou cuisine, dans l’espace du dedans, tandis que les hommes circulent librement entre le dedans et le dehors. Les déplacements d’Alia, de sa chambre à la cuisine et de la cuisine à la cour, l’espace clos de la chambre qu’elle partage avec sa mère, et les cadres de la fenêtre et du miroir qui l’enserrent, dédoublent le cadre de l’écran et accentuent son cloisonnement (cf. quatre occurrences de l’image d’Alia dans un miroir). A la différence des cinéastes masculins des autres films du corpus, M. Tlatli place la totalité de l’action de son film dans un espace clos, le palais, et la vision qu’elle offre de celui-ci est en quelque sorte “ intérieure ”. En effet, l’espace où se passe Les Silences du palais est surtout intérieur, soit celui de l’intérieur domestique, soit l’espace du dedans, de la conscience individuelle. Quand Alia, la protagoniste de ce film, fixe son regard sur l’extérieur, il s’agit notamment d’un regard critique et désabusé.

Le fragment qui montre l’arrivée d’Alia au palais est introduit avec liaison musicale et correspond à la découverte de ce lieu intérieur que le personnage féminin a fuit dix ans plutôt. La caméra suit les pas d’Alia pour arriver dans la cour attenante aux chambres des servantes. Le plan suivant est un flash-back dans lequel l’héroïne se remémore les travaux domestiques dans cette même cour. Bien que située dans un lieu ouvert, la cour appartient à l’espace intérieur parce qu’il est le lieu occupé par les femmes. A travers le flash-back, la caméra semble surprendre cette scène privée en se faisant la plus discrète possible : peu de mouvements de caméra ou changements brusques de focale, plan d’ensemble, plan moyen sur les femmes. Elles chantent tout en lavant la laine. L’une d’elle se dirige vers le puits d’eau, ce qui justifie le léger déplacement de la caméra et l’observation de ce lieu, au passage.

Néanmoins, nous n’avons aucune représentation de l’espace extérieur, en dehors des murailles du palais (sauf dans la première séquence du film, située dans le “ présent ”, où nous avons le plan d’une rue dans la ville). M. Tlatli a voulu dépeindre uniquement l’espace du dedans, univers de l’enfermement, pour mieux le comprendre de l’intérieur. L’espace qui est réservée aux femmes est donc bien délimité au sein de la résidence patrilignagère. Exclues du pouvoir politique comme du pouvoir économique, leur rôle social est bien défini : elles sont astreintes, au bénéfice du patrilignage, à un service domestique et sexuel. Alia est une révolutionnaire en herbe, et sa révolution se manifeste en un ensemble de transgressions des lois sociales auxquelles on a essayé de l’initier depuis son plus jeune âge. La première transgression prendra forme quand elle décidera de quitter le palais. Par cette décision, elle quitte un espace qu’on lui a assigné (l’espace domestique) pour un espace qui lui est interdit et qui est réservé aux hommes, celui de l’extérieur.

Notes
295.

Ch. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Paris, Le Livre de Poche, 1970, p. 66.

296.

Ch. Achour, Noûn. Algériennes dans l’écriture, Biarritz, Atlantica, 1998, p. 124.

297.

A. Benali, Le cinéma colonial au Maghreb , Paris, Editions du Cerf, 1998, p. 56.

298.

Ibid., p. 87.

299.

Ch. Baudelaire, Ecrits sur l’art, Paris, Le Livre de poche, 1972, pp. 97-98.