III.4. Le hammam, espace inédit de l’Eau et du Feu

Le premier plan de Halfaouine qui d’entrée trimbale le spectateur ... nous introduit, assez brutalement, dans le hammam. Celui-ci est, comme la maison ou les cérémonies festives, un des ‘“ lieux cybernétiques ”, [un] endroit où se stocke, se transmet, s’échange, se met en forme l’information’ ‘ 301 ’ ‘ ”.’ La première séquence d’intérieur du film découvre rapidement le hammam (photo n° 24), un espace en profondeur, où la perspective s’appuie sur tout un réseaux de chicanes pour l’oeil (passages en zizag qu’on doit emprunter). Tout se passe comme si la caméra, au cours de ces plans de découverte du hammam était derrière un des murs qui serait tout à coup devenu invisible ou transparent ; nous observons à travers une glace sans tain, et Noura prend garde de rencontrer notre regard (photo n° 23).

Après son renvoi du hammam des femmes,Noura y retourne, mais cette fois-ci il “ chute de niveau ”, il est dans le souterrain où se trouve le “ Maître du feu ” qui s’occupe de réchauffer le hammam. Sa chute de niveau serait comparable à celle de ‘“ Lucifer, porteur de la lumière céleste, précipité dans les flammes de l’enfer : un feu qui brûle sans consumer, mais exclut à jamais de la régénération. L’aspect négatif du feu réside dans le fait qu’il obscurcit et étouffe par sa fumée ; il brûle, dévore, détruit : le feu des passions, du châtiment, de la guerre. [...]Il est également associé au bain et la fumigation’ ‘ 302 ’ ‘ ”’. En effet, Noura est à jamais exclu du hammam des femmes car il a essayé d’apercevoir un sexe féminin. Ce châtiment le bouleverse et le plonge dans une profonde tristesse teintée de mélancolie. Dans cette séquence de “ chute ”, Noura, pensif, se laisse glisser dans un songe, celui qui revient régulièrement dans ses cauchemars. Il s’agit d’un ogre/démon qui dévore les petits garçons. On notera dans cette séquence l’association feu/diable puisque le plan du cauchemar de Noura est inséré dans la séquence de la “ chute ” située dans le souterrain du hammam, auprès du Maître du Feu ”. Selon les auteurs du Dictionnaire des symboles,l’aspect destructeur du feu comporte évidemment aussi un aspect négatif et la maîtrise de ce feu est aussi une fonction diabolique, ‘“ le feu est céleste et souterrain, instrument de démiurge et de démon’ ‘ 303 ’ ‘ ”’.

Le Feu, dans les rites initiatiques de mort et de renaissance, s’associe à son principe antagoniste l’Eau. L’une des signification symboliques du feu est la destruction tandis les significations de l’eau peuvent se réduire à trois thèmes dominants : ‘“ source de vie, moyen de purification, centre de régénérescence’ ‘ 304 ’ ‘ ”’. Dans la séquence du “ feu ”, Noura entend les voix off des femmes et le bruit de l’eau ruisselante dans le hammam. Sur ce fond sonore, défile la scène du cauchemar et de l’ogre-démon. Ensuite, un plan de l’eau est inséré sur un fond de musique diégétique (un air mélancolique joué au piano) : au visage de Noura assombrit, éclairé par les flammes du feu, se superpose le plan d’un Noura heureux, entouré au hammam par des femmes qui le lavent et l’aspergent avec de l’eau. Dans cette séquence, l’opposition feu/eau, noir/lumière, tristesse/joie, sécheresse/ humidité symbolise la “ perte du paradis originel ”, l’éjection du nouveau né de la chaleur et du bien-être de la matrice maternelle-hammam vers la froideur du monde extérieur. Noura est éjecté du monde des femmes vers celui des hommes dont il fait partie à présent. Dans ce cas, le feu pourrait symboliser un ‘“ rite de passage’ ‘ 305 ’ ‘ ”’ de l’enfance vers l’état d’adulte, un passage qui se fait malheureusement dans la douleur (circoncision, expulsion du monde des femmes, etc.). L’eau symbolise aussi une ‘“ phase passagère de régression et de désintégration conditionnant une phrase progressive de réintégration et de régénérescence. [...] L’eau, possédant une vertu purificatrice exerce de plus un pouvoir sotériologique. Elle efface l’histoire, car elle rétablit l’être dans un état nouveau’ ‘ 306 ’ ‘ ”’.

La purification par l’eau est complémentaire de la purification par le feu. Le feu est également, dans cette perspective, en tant qu’il brûle et consume, un symbole de purification et de régénérescence. On retrouve dans la suite du film l’aspect positif de la destruction : nouveau renversement du symbole. Dans la séquence suivante, Noura rentre à la maison et trouve un message amoureux de Leïla (la jeune domestique) sous son oreiller. C’est le commencement d’un “ état nouveau ”, d’une intrigue amoureuse entre les deux personnages qui finira par la consommation du désir entre eux. La signification sexuelle du feu est universellement liée à la première technique d’obtention du feu par frottement en va et vient, image de l’acte sexuel. En effet, la séquence du feu et de l’eau touche au contenu de la diégèse et présuppose une position énonciative très marquée.

Halfaouine a eu un succès international car il a plu au public occidental qui a accueilli avec sympathie une oeuvre qui parle des traditions et au besoin les bouscule. Le public occidental aime aussi être transporté dans les charmes du “ conte oriental ”, cette manière qu’a l’Occident de savourer les parfums de l’autre. Dès le pré-générique, le spectateur est immergé, pour la première fois, dans un espace exclusivement féminin, jusque là jamais exploré par l’oeil masculin, aussi bien dans la réalité que dans la fiction : le hammam. Enchâssé dans la diégèse avec laquelle il fusionne, le pré-générique montrant le hammam met en place les cadres de l’action. Les séquences dans lesquelles Noura pénètre au hammam fait émerger l’interdit du rapprochement des sexes et la tension générée par toute infraction aux règles sociales. La description des corps nus (cf. plan d’ensemble, plan américain, plan rapproché) est “ retenue ” par les gants de toilette et les casseroles utilisés par les femmes pour couvrir leurs parties génitales (gros plan). Choc. Noura reste médusé : il projette la pulsion voyeuriste de tout spectateur (tunisien) qui se trouve confronté pour la première fois aux corps “ nus ” d’actrices tunisiennes 307 .

L’exploration de l’espace féminin par la caméra relève à certains égards de l’effraction, voire même de l’infraction. Le film permet au spectateur (masculin) d’accéder à un univers domestique, dont il est habituellement exclu (notamment lorsqu’il s’agit de l’univers autre que celui du cercle familial). Dans Halfaouine, les scènes de femmes “ nues ” ou presque nues n’ont pourtant rien de particulièrement troublant, mais le paradoxe vient du fait, que tout en “ consommant ” les images du cinéma commercial (importé), où la femme est représentée comme “ légitime ” objet de désir, le spectateur tunisien suréagit à tout ce qui peut concerner la femme tunisienne.

Le hammam est un autre espace hermétique connoté positivement. C’est un espace extérieur-intérieur : il se situe en dehors de la maison mais reste exclusivement féminin. Il ‘“ est un espace clos, sombre, humide et bas, attributs qui correspondent au “sacré gauche ” ou féminin, en contraste avec le “sacré droit” masculin, caractérisé par le dehors, le pouvoir, etc. ’ ‘ 308 ’ ‘ ”’. Dans les sociétés maghrébines traditionnelles, le hammam est le seul endroit extérieur qui échappe à la règle de la réclusion. En réalité, sa justification religieuse empêche l’homme d’interdire à la femme de s’y rendre. Il est un lieu privilégié où la femme traditionnelle s’évade symboliquement de la maison-prison, et se soustrait ainsi à l’autorité de l’homme. Tel qu’il est décrit dans Halfaouine, le hammam est de plus un lieu social où les femmes se rencontrent, bavardent, échangent des nouvelles et des ragots, etc.

Cet espace est également le “ royaume des corps” où la femme prend conscience de son corps nu et libre. La nudité intégrale des femmes entre elles est proscrite dans la tradition musulmane. En effet, tel que le prescrivent certains textes religieux, une femme est interdite de dévoiler son corps entre le nombril et les genoux en présence d’une autre femme. Dans Halfaouine, la nudité des femmes, entre femmes, au hammam représente donc une transgression à la loi musulmane qui considère également que la voix de la femme, tout comme son corps, doit être voilée. Dans cet espace, la femme transgresse donc un autre interdit : elle peut déployer sa voix hautement et librement. C’est la raison pour laquelle le hammam est un lieu bruyant, où les cris et les gémissements se mêlent au brouhaha. La promiscuité des corps nus, la clôture, la moiteur, la chaleur, la fluidité, la pénombre, les contacts corporels (massages, soins de la peau) créent des composantes sensuelles et sexuelles qui sont normalement absentes dans l’univers de la femme traditionnelle.

Le hammam est l’espace de l’eau ruisselante, symbole de pureté passive. ‘“ L’eau-plasma, féminine, l’eau douce, l’eau du lac, et l’eau océane, écumante, fécondante, mâle, sont soigneusement différenciées’ ‘ 309 ’ ‘ ”’. Dans le film de F. Boughedir, l’eau douce (hammam) est associée à la femme tandis que l’eau océane est associée à l’homme (cf. plans des réunions masculines au bord de la mer). Le hammam symbolise un retour à l’espace aquatique, à l’utérus de la mère. Dans l’imaginaire maghrébin, la femme est souvent identifiée/associée à l’eau. L’eau fumante du hammam associe deux éléments, l’eau et le feu, et symbolise une valeur purificatrice (spirituelle et hygiénique). Dans la culture maghrébine, se purifier à l’eau bouillante du hammam est un acte rituel accompli par la femme après un accouchement, après ses règles, avant le mariage, avant les fêtes religieuses, etc. (Avicennes ne prescrivait-il pas le hammam comme thérapeuthique des maladies psychosomatiques ?) Cette fonction purificatrice marque le passage d’un cycle à un autre et permet à la femme de se ressourcer et de se régénérer entre deux temps. Le hammam détient ‘“ une temporalité propre, qui annule le passage chronologique habituel du temps pour lui préférer un temps cyclique [...] vierge de tout passé ’ ‘ 310 ’ ‘ ”’.

Le hammam est donc un lieu magique, de répit où la femme traditionnelle échappe à sa condition de claustration. Néanmoins il n’est pas véritablement considéré comme un répit à l’enfermement car il est un espace aussi clos et hermétique que la maison où la femme traditionnelle a l’illusion d’échapper, provisoirement, à la réclusion. Il peut être connoté péjorativement quand il est regardé par les jeunes filles, comme le montre Halfaouine, car c’est un lieu où ces dernières sont jaugées physiquement par d’autres femmes qui choisissent des épouses pour leurs fils. Il devient alors une sorte de marché où les jeunes filles se sentent exposées comme de la “viande” étalée. Ce lieu n’est plus dans ce cas l’espace du plaisir et de l’évasion, mais plutôt celui de l’humiliation. Il n’en reste pas moins que c’est l’espace privilégié dans lequel se “ déploie ” le corps féminin.

Notes
301.

Ph. Hamon, “ Du savoir dans le texte ”, Revue des Sciences Humaines, vol. 4, n° 160, 1975, p. 49.

302.

J. Chevalier, A. Gheerbrant, op. cit., p. 435.

303.

Ibid.

304.

Ibid.,p. 374.

305.

Ibid.,p. 437 : “ Les innombrables rites de purification par le feu sont généralement des rites de passage ”.

306.

Ibid., p. 374.

307.

Filmer la nudité du corps féminin reste encore une question épineuse pour les cinéastes tunisiens.

308.

M. Segarra, Leur pesant de poudre : romancières francophones du Maghreb, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 125.

309.

J. Chevalier, A. Gheerbrant, op. cit., p. 436.

310.

M. Segarra, op. cit., p. 125.