IV. Espace et Temps au féminin et au masculin

Dans les films du corpus, l’écoulement du temps féminin est différent de l’écoulement du temps masculin. Dans Les Silences du palais et Halfaouine le temps des femmes traditionnelles est marqué par les travaux ménagers quotidiens, les croyances populaires, les fêtes religieuses, etc. Il se caractérise par un rythme cyclique, routinier et invariable qui crée une illusion sécurisante. Dans Tunisiennes, le temps des femmes “ modernes ”, est marqué par le travail quotidien aussi bien au dedans qu’au dehors. Le temps féminin présent, en l’occurrence le temps occidental, est divisé entre les mêmes tâches ménagères quotidiennes sur lesquelles vient se greffer l’école ou le travail à l’extérieur (Tunisiennes). Aux fêtes religieuses musulmanes sont venues s’ajouter les fêtes nationales, internationales, etc. Ces femmes se réfèrent donc au temps " arabe " et occidental. Le temps occidental a usurpé sur le temps traditionnel au moment de la colonisation, surtout avec la fréquentation de l’école française. Le temps défini par les traditions ramène au passé, à une époque déjà révolue, et même parfois très reculée. Les Silences du palais se réfère à ce temps passé, appartenant à l’histoire ancienne, pendant la colonisation, qui coïncide avec l’enfance du personnage principal. Il se réfère également à un moment plus récent, celui de l’indépendance.

Le spectateur perçoit par rapport au temps, une gestion différente selon que le temps est vécu par un personnage féminin ou masculin. Cette différence s’exprime par une représentation parallèle du destin de deux personnages qui conduisent le récit de Tunisiennes : Amina et Majid. Le temps de Majid est partagé entre le travail, le retour au foyer et les soirées au café-bar. Celui d’Amina qui se déroule d’habitude dans la maison, donc dans un seul lieu, semble figé dans l’attente de son mari. Cette situation change au long du film puisque Amina commence à sortir et à déambuler dans la ville avec ses amies Aïda et Fatiha. En suivant ses déplacements, nous découvrons alors plusieurs temps (jour, nuit) qui se déroulent dans de nouveaux espaces.

Les Silences du palais décrit l’absence de tout changement dans l’espace qui entoure les personnages féminins, absence qui est réalisée grâce à la privation totale de la liberté de mouvement chez ces femmes cloîtrées, qui de plus cache tout signal du passage du temps. A cause de son manque de transformation, l’espace grossit jusqu’à annuler le temps, c’est-à-dire la perception de son passage. C’est bien connu que le temps ne peut être perçu que par l’espace, par le changement (qui est déjà un concept temporel) des objets qui le composent. Ce film décrit le temps qui se fige, qui immobilise et empêche tout changement. Par moments, on a l’impression que ce film souligne la volonté chez le personnage principal, celui d’Alia, d’arrêter le cours chronologique et de ne pas changer par rapport à l’ordre ancestral. Cet ordre ancien qui lui procurait une espèce de sentiment sécurisant car il la replaçait dans la matrice maternelle. Le désir d’immobiliser le temps est souvent accompagné du désir d’immobiliser l’espace. Cet immobilisme est en même temps caricaturé, condamné car il empêche toute évolution et finit par annihiler le personnage féminin comme Khadija qui a été anéantie jusqu’à la mort. Malgré une certaine nostalgie et fascination vis à vis de ce temps féminin du passé, la narratrice des Silences des palais reste tournée vers le temps féminin du présent et de l’avenir.

Dans Les Silences du palais, le temps du personnage féminin principal, Alia, n’est pas véritablement représenté puisqu’il ne peut se déployer dans l’espace. En effet, le réalisateur ne donne de déploiement temporel qu’à ce qu’il peut suivre dans l’espace. Alia n’a pas de temps significatif parce que son espace est limité à un seul lieu, celui de l’enfermement dans le palais. Lorsqu’elles sont suivies dans leurs déplacements, l’espace parcouru par les femmes d’un lieu précis (cuisine), à un autre (cour) est un espace qui rend compte d’une temporalité répétitive mais unique, c’est à dire pour le seul trajet autorisé, celui de l’utilité, de la nécessité : les travaux domestiques. Le statut des servantes n’autorise pas pour autant les femmes à maîtriser leur temps et leur espace. Elles sont dépendantes d’un tracé singulier et d’une gestion du temps qui ne permet aucune pause ou arrêt, faisant de leur itinéraire, non pas un chemin libre, mais ‘“ une sorte de ’ ‘couloir’ ‘ c’est à dire avec un but défini, pas d’arrêts, trajectoires obligées’ ‘ 311 ’ ‘ ”’.

Notes
311.

C.-H. Breteau et N. Zagnoli, op. cit., p. 1974.