V. Les mouvements de l’oeil-caméra au masculin et au féminin

Dans certains cas, le zoom ou le travelling coïncide avec la vision d’un personnage, même si l’opération est technique et ne relève pas de la performance d’un oeil humain. Dans d’autres cas, il révèle une certaine appropriation de l’espace extérieur par une caméra familiarisée par le déplacement, et qui rend compte de l’aisance du réalisateur par rapport à cet espace. Dans Halfaouine, nous avons constaté la difficulté à filmer les femmes au hammam. Cette constatation nous conduit à reformuler l’hypothèse que la caméra filme à l’extérieur (le quartier de Halfaouine) sans avoir besoin d’un support diégétique justifiant ses mouvements parce que l’oeil de la caméra coïncide avec une sorte d’oeil masculin (de la ville) qui plane au-dessus de l’espace extérieur et auquel elle peut, comme le spectateur, s’identifier. Cette hypothèse vise également à répondre à une critique fréquente faite aux films tunisiens consistant à dire que lorsque la caméra filme en extérieur, elle abuse de travellings et de pano (panoramiques) non-justifiés, de zoom inconsidérés, sans support diégétiques aux différents mouvements qu’elle effectue.

Il est vrai que dans les films du corpus il y a beaucoup de plans en extérieur (pano et travellings). Ce recours aux mouvements de caméra “ non-justifiés ” diégétiquement tient selon nous à une appréhension culturelle de l’espace extérieur et à l’identification du réalisateur et spectateur à un point de vue masculin dans l’appréhension de l’espace. A. Robbe-Grillet signalait son étonnement devant la propension à chercher “ du sens ” dans tout procédé d’écriture cinématographique. Il signalait les remarques d’un critique qui disait d’un film : ‘“ il y a des travellings gratuits, ce qui signifie pour lui que ces travellings n’ont pas été justifiés par un apport précis au sens, par exemple un personnage qui se déplace’ ‘ 312 ’ ‘ ”’. A. Robbe-Grillet précise, à partir de sa propre pratique cinématographique, que les diégétiques ne commandent pas l’écriture car l’utilisation du travelling, dit-il, ‘“ [lui] est apparu directement comme un matériau structural, c’est-à-dire un élément formel de l’architecture du film’ ‘ 313 ’ ‘ ”’. Il considère l’ensemble, forme et contenu, dans un rapport structurel de dépendance, pour lui ‘“ il n’y a pas un noyau de sens qui existe au départ et sur lequel on ajuste les formes les plus appropriées pour en rendre compte. L’idée matérielle ‘‘je vais faire un travelling’’ n’a pas pris naissance dans la nécessité d’exprimer le déplacement d’un personnage ou un regard ou une tension dramatique’ ‘ 314 ’ ‘ ”’. Il nous semble important de signaler la coïncidence d’un point de vue (caméra, réalisateur, spectateur) qui efface toute marque d’énonciation et est acceptée sans le recours à un point de vue focalisé (et justifié diégétiquement) parce qu’elle correspond à un oeil omniscient accepté comme tel parce que justifié idéologiquement. L’oeil masculin qui plane sur l’espace extérieur permet à la caméra de se superposer et coïncider avec lui, parce que antérieurement, le cinéaste masculin bénéficie lui-même d’une appropriation de l’espace qui lui est familier.

Cette appréciation non-normative de l’écriture, telle que la présente A. Robbe-Grillet, nous paraît fort utile et permet d’expliquer, ce que l’on enferme souvent trop vite dans le non-sens, et que l’on s’empresse de juger esthétiquement. Nous partageons l’avis de N. Cherabi-Labidi qui considère ‘“ qu’inconsciemment la pratique cinématographique est déterminée par l’appréhension socio-culturelle de ceux qui réalisent et voient les films’ ‘ 315 ’ ‘ ”’. Dans le cas qui nous intéresse ici, nous savons que le secteur cinématograhique est en majorité occupé par des hommes ; que rares sont les films réalisés par des femmes dans l’histoire du cinéma tunisien et maghrébin. Comme nous l’observons dans les films du corpus, il y a donc dans la manière de filmer l’espace, de tenir la caméra, de mettre en scène personnages et objets une détermination socio-culturelle qui n’est pas forcément limitée à un territoire géographique.

M. Tlatli est la seule cinéaste à avoir fait un film sur l’appropriation de l’espace présupposée par un “ oeil féminin ” auquel s’identifie la caméra au prix d’une grande tension et d’une représentation de lieu où la femme ne possède pas de pouvoir. Dans les films du corpus, la prégnance de modèles socio-culturels dans l’appropriation de l’espace se reflète dans le contenu et la forme des énoncés filmiques qui représentent le déplacement des femmes. Dans le film de F. Boughedir (Halfaouine), les femmes qui se déplacent dans l’espace extérieur sont filmées en groupe (comme un essaim de voiles blancs), de dos d’abord, de face ensuite ; tandis que les hommes se déplacent en solitaires ou en petit nombre (le trio Noura, Samir et Mounir). Lorsqu’elles sont filmées de face, on peut observer la répétition de plans où elles sortent du cadre vers un hors champ, qui n’est jamais donné en raccord. Le début du film s’ouvre sur une séquence où deux jeunes hommes, Samir et Moncef, sillonnent les rues de la Médina à la poursuite des femmes. Celle-ci se sentant agressées par leurs paroles crues ramassent autour d’elles les pans de leur voile et quittent brutalement le champ pour échapper à l’invasion de l’oeil et de la parole masculins. La multiplication des sorties de champ brutales finit par se singulariser en choix d’écriture, en option esthétique, sans que l’on parvienne à en saisir l’intention immédiatement. Ici, nous pouvons constater que ce n’est pas la caméra (donc l’espace de réalisation) qui a des difficultés à saisir le paysage, mais c’est bien le personnage féminin (les femmes au marché) qui a des difficultés à circuler avec aisance dans cet espace envahi par les hommes. Un jeu semble s’opérer entre l’oeil intrus de la caméra, et des hommes, qui filme les femmes en extérieur, et les femmes qui tentent hâtivement de se rendre d’un point à un autre comme traquées par cette observation du cinéaste, et des hommes, dans une attitude qui ressemble à celle d’un chercheur qui traque des êtres sous son microscope, comme si la caméra était ontomologique 316 et filmait ces groupes de femmes anonymes comme on filme des insectes. Leur échappée hors du cadre, comme pour fuir cette caméra, et l’homme, oeil invisible qu’elles sentent peser sur elles et dont elles se sentent éloignées, contredit la position d’adjuvant et la volonté du cinéaste de faire un film sur elles.

Mais comment comprendre les scènes au féminin, eu égard à l’insistance sur l’interdit qui pèse sur les femmes? Quels en sont les effets sur le spectateur si toute entrée étrangère dans le monde des femmes est jugée comme une infraction? Répondre à ce questions dépasse le cadre strict des récits filmiques et demande qu’il soit articulé à la place du spectateur dans la structure sociale. En tant que cadre et geste antérieur à l’appropriation spectatorielle, la caméra participe davantage que la fenêtre, élément figuratif et diégétique (voir infra, la maison), à la subversion du code de l’honneur. Son intervention fait ressortir deux aspects pertinents : l’ouverture inédite de l’espace féminin et la limite de cette ouverture qui demeure soumise à l’ordre de l’imaginaire social...

Dans un contexte où la séparation des sexes est une donnée fondamentale, le cinéma “ viole ” l’intimité en “ s’installant ” dans l’espace féminin (voir infra le hammam). Bien que difficile, souvent furtive et mal-aisée, cette entrée déplace l’ordre du visible. En effet, le cinéma dé-couvre l’espace féminin (voir ici “ l’installation ”, au sens artistique du terme, de l’appareillage cinématographique qui précède la prise), le propulse vers l’extérieur et le rend visible. La caméra est ce qui permet à la pulsion scopique de trouver un ancrage ; elle-même l’oeil, elle spectacularise l’espace féminin, l’offre au regard d’un spectateur essentiellement masculin. D’autre part, cette consommation publique du privé, déjà remarqué par R. Barthes à propos de la photographie, doit être pondérée parce qu’elle est bloquée et non totale (deuxième aspect).

La position générique du spectateur, qui se résume dans le dispositif “ voir sans être vu ”, n’a pas les mêmes incidences sur la spectatrice et le spectateur concrets. Connaissant les contraintes et les interdits qui pèsent sur son regard, celui-ci est témoin conforté dans sa position de voyeuriste, alors que celle-là “ ne voit qu’elle même ”, ou plutôt ne voit que le regard de l’autre (le réalisateur, sauf pour Les Silences du palais où il s’agit du regard d’une réalisatrice) posé sur elle et sur son univers intime. L’intimité ne renvoie pas ici à un sentiment individuel, mais à son expression sociale qui détermine les frontières mentales. Nos remarques interrogent l’hypothèse, soutenue par certaines théoriciennes fémininstes anglo-saxonnes 317 , selon laquelle le dispositif cinématographique “ masculinise ” le regard féminin et l’inféoderait à la fiction. Or, malgré la différence de regards (masculin et féminin) qu’implique l’ouverture de l’espace féminin, il faut tenir compte des résistances des spectateurs, hommes et femmes, vis-à-vis de celle-ci. Autrement dit, nuancer l’hypothèse en y introduisant “ la double contrainte (double blind) 318  ” qui définit le dispositif cinématographique dans une culture donnée (la Tunisie dans ce cas).

L’hypothèse de la caméra au masculin n’est pas dénuée de tout sens, notamment lorsqu’on compare l’ampleur de la multitude des mouvements de la caméra dans l’espace extérieur à leur minimalisme dans l’espace intérieur. Dans Les Silences du palais, seul film réalisé par une femme, nous constatons l’effet inverse : la présence de la caméra dans l’espace intérieur est dominante. Une seule séquence du film est située dans l’espace extérieur, celui de la ville. Dans Halfaouine, la description dilatoire de la maison ne sert qu’à exposer les places occupées respectivement par les femmes et les hommes.

En s’ouvrant à de nouveaux espaces, c’est-à-dire aux espaces intérieurs féminins (hammam, etc.), le cinéma agrandit l’ordre du visible, mais cet élargissement est conditionné par les types de filmage et de montage qui expriment à leur tour soit la difficulté de la procédure d’ouverture (l’exemple le plus typique est le filmage des corps à moitié nus des prostituées dans L’Homme de cendres), soit une dilatation qui prend la forme d’une intrusion (Halfaouine). L’élaboration d’une figure (des rapports entre les sexes) tient donc à la fois des procès d’écriture, de leur place dans une culture, et de leurs modes d’interprétation (positions spectatorielles). Les limites qui entourent l’ouverture de l’univers féminin se rapportent essentiellement aux règles qui régissent le corps et la sexualité. Aborder ces deux aspects dans la cinématographie tunisienne revient à analyser encore une fois le traitement des espaces, plus précisément la représentation de l’espace intérieur féminin sur lequel pèse plus fortement les interdits. Comment est abordé le corps féminin dans l’espace filmique? Comment est-il perçu par le regard féminin et par le regard masculin?

Notes
312.

A. Robbe-Grillet, “ Des stéréotypes aux structures : Le sens en question ” dans D. Chateau, A. Gardies et F. Jost (éds), Cinéma de la modernité, Paris, Editions Klincksieck, pp. 93-103.

313.

Ibid. p. 93.

314.

Ibid. p. 94.

315.

N. Cherabi-Labidi, Les représentations sociales dans le cinéma algérien de 1964 à 1980, thèse de doctorat DERCAV (Département d’études cinématographiques et audiovisuelles), Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1987, p. 465.

316.

Expression de Odile Larère qui parle de caméra ontomologique, c’est-à-dire qui s’occupe des insectes (O. Larère, L’imaginaire au cinéma, Paris, Albatros, 1980).

317.

L. Mulvey, op. cit., p. 13.

318.

B. Augst, “ The defilement into the look”, Camera Obscura, n° 2, 1985, p. 13.