La séparation spatiale qui touche dès un jeune âge les enfants des deux sexes marque l’entrée dans deux univers opposés. La petite fille subit dès lors une éducation très stricte qui règle le comportement vis à vis du corps et notamment des zones érogènes. L’honneur exige que le corps féminin soit pur et vierge. Le corps est clos, muré, fermé pour sauvegarder sa pureté. Il existe même des pratiques appelées el kfel (la fermeture) ou tasfih (la soudure) qui visent la fermeture symbolique et réelle du vagin des jeunes filles. A contrario, cette discipline draconienne, reconnaît et accroît la forte érotisation du corps. Comme le souligne K. Amrani, cette castration du corps féminin par la loi de l’honneur (honte et pudeur) aurait pour résultat ‘“ la suractivation de son pouvoir érotogène ressenti par l’homme comme une trop grande puissance féminine. D’où les tentatives de dénégation par l’homme du corps féminin susceptible de plaisir et d’orgasme ; [...] d’où une importante captivité maternelle de l’enfant et plus tard de l’homme ; d’où enfin, l’importance stratégique de la mère dans le groupe ’ ‘ 319 ’ ‘ ”’. En effet, plus le corps féminin est contrôlé et surveillé, plus il est sexuellement actif. Dans ses deux ouvrages consacrés aux rapports femmes-Islam, F. Mernissi 320 postule que dans les sociétés où la surveillance des femmes est lâche, où les méthodes de surveillance et de coercition du comportement de la femme n’existent pas, le concept de sexualité est passif ; tandis qu’il est implicitement actif dans les sociétés où la surveillance et l’isolement des femmes l’emportent, à l’instar de la société tunisienne.
Dans la doctrine islamique, le corps féminin est astreint à des prescriptions très méticuleuses. Il est soumis à une considération ambivalente et conflictuelle : il est source de jouissance mais également de souillure. De plus, la loi islamique considère que le corps de la femme est fondamentalement impur, et son impureté est matérialisée par le sang menstruel qui symbolise le passage de la catégorie neutre d’enfant à la catégorie sexuée des femmes (cf. Leïla dans Halfaouine, Alia dans Les Silences du palais). Le corps féminin est fitna, un danger constant qui menace l’homme car, en cédant aux charmes malfaisants de ce corps, il contrevient à la volonté divine. L’arme principale pour combattre ce pouvoir est l’occultation du corps féminin grâce à la réclusion, qui favorise à son tour la sacralisation de ce corps considéré le “ noyau de l’espace sacré qu’est la maison inviolable ”. Cette sacralisation est la cause de tous les interdits et des préceptes sévères qui le concernent. Pour lutter donc contre le pouvoir de ce corps, l’homme a condamné la femme à la claustration, qui est souvent accompagnée d’une certaine violence masculine. La plupart de ces mesures défensives de l’homme comportent une certaine violence et sont donc ressenties par les femmes comme des agressions.
La prise de conscience de la réalité du corps physique est l’un des éléments fondamentaux dans les films du corpus où les protagonistes féminines partent, à la conquête et à l’affirmation d’elles-mêmes. Grâce au langage du corps, les femmes réduites au silence arrivent à s’exprimer. A. Djebar utilise à juste titre l’importance de la “ langue du corps ” en rappelant : ‘“ Nous disposons de quatre langues pour exprimer notre désir, avant d’ahaner. [...] La quatrième langue, pour toutes, jeunes ou vieilles, cloîtrées ou à demi-émancipées, demeure celle du corps que le regard des voisins, des cousins, prétend rendre sourd et aveugle, puisqu’ils ne peuvent plus tout à fait l’incarcérer ; le corps qui dans les transes, les danses ou les vociférations, par accès d’espoir ou de désespoir, cherche en analphabète la destination, sur quel rivage, de son message d’amour’ ‘ 321 ’ ‘ ”’.
Nous voyons dans les films du corpus que lorsque les femmes communiquent entre elles, elles le font dans un langage où s’affirme le corps, ses mouvements, ses bruits, à l’abri du regard, de la voix et du corps des hommes. Chez ces personnages féminins, l’indice vocal, (exclamations, soupirs, silences gémissants, ululements, youyous 322 ) produit d’une physiologie corporelle interdite de regard, informe sans dire, instaure une fusion entre personnages et ouvre les vannes du passé. Nous découvrons que la douleur intérieure ne se laisse pas saisir par les mots usuels mais ressentir par des petits cris étouffés, des geignements, des lamentations en choeur, des voix pleureuses. Le langage articulé sert à expliciter les mouvements, les gestes, les attitudes et les intentions des personnages. Cette constatation est particulièrement frappante pour ces femmes maghrébines issues d’une culture arabo-musulmane où le corps est tabou et où son conditionnement commence dès l’enfance de la petite fille.
K. Amrani, Le Corps de la femme dans la société endogame : Le Maroc, doctorat de 3ème cycle, U.E.R. Sciences Humaines et Cliniques, Paris VII, 1976, p. 136.
F. Mernissi, Sexe et idéologie en Islam, Paris, Eds Tierce, coll. “ Femmes ”, 1983, p. 80.
A. Djebar, L’Amour la fantasia, Paris, ENAL/Lattès, 1985, p. 203.
Un youyou est une manifestation vocale féminine qui exprime une émotion intense.