IV.2. Le corps de la jeune fille

L’une des prescriptions les plus importantes concernant le corps féminin est la préservation de la virginité chez la jeune fille, et ce jusqu’au moment du mariage. Cette virginité est liée à l’honneur de toute la famille, et l’hymen sacralisé devient alors l’objet d’une protection obsessionnelle. Dans Halfaouine, La’ Jamila transmet à son jeune fils l’enseignement suivant concernant la virginité de la jeune fille : ‘“ Qui touche une vierge est foudroyé! Qui la voit nue perd la vue! ”’. Cette protection maniaque de l’hymen conduit parfois à des pratiques “castratrices”, comme le rite du nouement, qui visent à faire du corps de la jeune fille un corps-forteresse. La perte de la virginité, même dans le cas légal du mariage, est intrinsèquement vécue comme une attaque à l’intégrité physique et psychique. Dans Les Silences du palais, une femme exhibe fièrement une chemise blanche tâchée de sang, preuve de la “ pureté ” de sa fille qui vient de se marier. Devant l’assemblée des femmes présentes qui se lancent dans des youyous stridents, Alia outrée quitte précipitamment la pièce. La défloraison, un acte très intime, devient presque publique. Son caractère public est peut-être ressenti par Alia comme une défaite de ce “ corps-forteresse ” qu’elle s’est bâti avec tant de peine, sous les prescriptions sévères de sa mère et de tout l’entourage. Dans ce film, le corps de la fille, Alia, rappelle à la mère, Khadija, son propre corps, sa propre incapacité, sa propre faiblesse, d’où la protection paranoïaque du corps de la fille par la mère. En effet, Khadija ne cesse d’assommer sa fille avec ses ‘“ fais attention à toi-même! Fais attention à ton corps! Ne laisse personne te toucher! Sinon tu es foutue! ”’

Dans Halfaouine et Les Silences du palais,nous découvrons tous les interdits qui se multiplient à l’adolescence de deux jeunes filles : Leïla, la domestique dont Noura est amoureux dans le film de F. Boughedir et Alia, l’héroïne du film de M. Tlatli. A partir des sévères prescriptions des mères, ces deux adolescentes doivent redoubler de discrétion dans tous leurs mouvements, leurs gestes et leurs paroles, se surveiller continuellement, comme si leur seule présence était une indécence. Comme nous l’observons dans les films, la pudeur féminine perdure dans la posture du corps, comme le maintien courbé du corps, le regard baissé, la gestuelle “ rentrée ”, le visage qui rougit, etc. La blancheur du visage et du corps témoigne également du sérieux des femmes, des jeunes femmes en particulier, qui ne sont jamais sorties de l’espace intérieur, celles qui n’ont jamais franchi le seuil de la porte de la maison 323 . Convaincues du danger qu’elles représentent plus que jamais pour toute la communauté, Leïla et Alia en sentent peser sur elles tout le poids de l’honneur. Tout dans leur attitude vient alors à exprimer cette honte pudibonde paralysante, cette hachma, honte et pudeur, érigée au rang de vertu qui tourne à l’obsession.

Comme nous le montre Les Silences du palais, le passage d’un corps neutre, asexué de fillette à un corps expressif, sexué de femme engendre un changement de taille dans la vie d’Alia. En effet, dans la culture maghrébine et tunisienne, ce passage signifie fréquemment la préparation au mariage et l’isolation des autres mâles de la famille et surtout du père. Dans le film de M. Tlatli, la transformation du corps est éprouvée avec une véritable douleur et anxiété par la jeune Alia qui essaye de dissimuler son corps. Cette dissimulation du corps est une sorte d’automutilation car elle conduit, grâce à diverses stratégies, au reniement et à l’occultation de la féminité. Alia part en guerre contre son corps et décide de ne plus manger. Devant Khalti Hadda qui la supplie de manger car “ aucun homme ne voudra d’une maigrichonne! Une femme doit être bien en chair ”, Alia oppose un refus obstiné de s’alimenter. Son geste consisterait à empêcher l’épanouissement naturel de son corps adolescent, par des sacrifices divers, dont la privation de nourriture est le plus remarquable. Ne pas manger est un moyen très efficace pour empêcher cette efflorescence honteuse. Par la suite, Alia est atteinte d’une maladie “ inconnue ”. Rien n’y fera, elle continue à refuser de manger. L’anorexie, comme le savent très bien les médecins occidentaux, est un refus d’accéder à l’âge adulte, et par conséquent, sexuée. Non seulement le refus de s’alimenter fond les rondeurs féminines, mais produit aussi la suppression de la menstruation, signifiant donc un retour à la “ pureté ” de l’enfance. La restriction alimentaire est une des armes les plus radicales pour contrecarrer cet “ ennemi doté d’une maléfique volonté propre ”, le corps féminin.

L’adolescente part donc en guerre contre la servitude dans laquelle est emprisonné son propre corps, ce corps qui n’est plus le sien mais qui appartient désormais à la famille, à la collectivité. De plus, le corps d’Alia est destiné au même sort que celui du reste des servantes dont le corps est utilisé, sans leur consentement, par les seigneurs du palais. Le corps féminin dans ce film est meurtri et agressé soit par femme elle-même (l’automutilation) soit par l’homme comme par exemple le corps de Khadija agressé et violé par les hommes du palais.

Notes
323.

Aussi bien dans les discours quotidiens, que dans les pratiques magiques ou dans les chansons et les poèmes, l’hymne à la beauté blanche domine.