VI.3. Corps féminin déprécié/Corps affranchi

Dans les films du corpus, la thématique de la mutilation est associée à l’image du morcellement du corps, c’est-à-dire du corps fragmenté car violé, blessé, explosé. Le malaise implicite dans la conception du corps féminin, caractérisé par sa fragmentation et même sa mutilation, apparaît à plusieurs reprises. Dans l’évocation des brutalités les moins supportables, on peut juxtaposer à une évocation forte mais plus “ classique ” d’une jeune femme assassinée par des islamistes, évocation que l’on trouve dans le récit de Fatiha (Tunisiennes). Dans son discours, elle décrit le meurtre de sa soeur Fatima en Algérie. Fatiha dépeint l’image de Fatima “ égorgée, comme un mouton ”, se vidant de son sang. A travers la souffrance et les sanglots qui ponctuent le discours de Fatiha, nous découvrons les images inhumaines d’horreur et de sauvagerie qui accompagnent toute guerre. Dans Tunisiennes, Bouzid décrit la violence symbolique ainsi que la violence physique dont les femmes sont victimes au Maghreb. En égorgeant les femmes, on fait subir au corps féminin une affreuse mutilation, c’est également une autre façon de déposséder la femme de son corps et de la juguler, au propre et au figuré, dans ses désirs.

Dans Les Silences du palais,la thématique de la mutilation est associée à l’image du corps de Khadija qui subit et le viol et une série d’avortement sauvages. Dans l’une des séquences du film, Khadija est violée par Si Béchir, l’un des seigneurs du palais. Ce viol est vécu comme un acte tragique qui déchire et envahit le corps de la jeune femme et qui conditionnera péjorativement la façon dont elle perçoit son corps. Khadija assiste en témoin impuissant au viol légal de son propre corps dont elle se détache et se distancie. Cette distanciation conduit à la réification du corps féminin qui devient un objet manipulé par les autres. La mère d’Alia perçoit alors son corps comme un objet étranger à sa propre identité, un objet qui l’emprisonne et la condamne à être au service des seigneurs du palais. Dans une autre scène, cette dernière, sachant qu’elle est à nouveau enceinte, hurle en sanglotant et en pétrissant son ventre : ‘“ Je me déteste. Tout me dégoûte. Je déteste mon corps, il me dégoûte! ”’ Le corps devient alors un poids aliénant et encombrant considéré par la femme comme son propre ennemi. Cette aliénation est vécue aussi tragiquement par la mère que par sa fille. Une autre scène du film nous montre Khadija se frappant violemment le ventre avec un bout de bois afin de provoquer une fausse couche. Chacune des protagonistes part en guerre contre son corps et pratique l’automutilation à sa façon : Alia en refusant de s’alimenter, Khadija en faisant subir à son corps des actes de boucherie. La scène finale du film nous la montre pâle, gisant morte sur son lit, entourée de partout par des draps et des serviettes tâchées de sang. Un gros plan nous montre les mains de la femme qui l’a avortée : des mains baignées de sang et tenant une serviette blanche trempée de sang. Sur ce gros plan, nous entendons les hurlements désespérés d’Alia. L’avant-dernière scène de ce film montre cette scène poignante : la mutilation du corps féminin, jusqu’au sang, jusqu’à la mort.

Comme nous l’apprenons dans Les Silences du palais, les servantes du palais ont recours régulièrement aux avortements “ sauvages ” puisque la société tunisienne musulmane n’autorise pas la présence de bâtards. Ce film démontre les conséquences tragiques de telles pratiques puisque Khadija en est morte à la fin du film. Sa fille Alia subit également plusieurs avortements mais à la différence de sa mère, les opérations se passent en présence d’un corps médical. En effet, depuis l’indépendance, les Tunisiennes n’ont plus besoin d’avoir recours aux avortements “ sauvages ”, pratiqués dans des conditions sanitaires déplorables, où souvent la santé de la mère est mise en danger. Seul au Maghreb, l’état tunisien ne reconnaît plus la procréation comme finalité exclusive du mariage (avec l’exercice d’une sexualité licite). Elle a même perdu son caractère d’obligation continue pour les femmes puisque l’avortement est autorisé pour des raisons sociales (depuis 1965). Avec la comparaison du destin de la mère et celui de la fille, le film montre clairement les changements opérés dans ce sens dans la Tunisie post-indépendante.

Dans le même film de M. Tlatli, certaines servantes sont décrites sans corps parce que leurs corps est “ pour autrui ”, pour les seigneurs du palais, jamais pour elle-même. Dans L’Homme de cendres, le corps de la femme-mère est souvent décrit par le personnage principal dans une posture de relâchement, de tassement et de rabattement sur soi, symbole de tristesse et de résignation. Dans Halfaouine,les corps féminins dénudés au hammam sont pour la plupart âgés et gâtés prématurément. Ils sont regardés par le personnage/narrateur avec curiosité ou avec dégoût. Dans ces films, nous voyons que le corps de la femme est quelquefois décrit comme étant “ déformé ”, prématurément usé par les maternité et le dur labeur et parfois aussi par les sévices infligés par l’homme.

Dans Les Silences du palais,le corps féminin est ignoré puisqu’il est nié, “ étouffé ”, car il représente un “ danger ”. Dans une séquence de ce film, Alia est montrée à l’image dans la salle de bain. Plan rapproché d’une très belle jeune fille dont on aperçoit distinctement les seins moulés dans un corsage transparent mouillé. Néanmoins, le regard de Khadija sur sa fille est un regard qui repousse le corps féminin de celle-ci ; il le dénie parce qu’il représente une corporéité pleine. Le corps désirable d’Alia évoque instantanément les frontières de l’interdit et du permis. La mère ordonne à la fille de ne plus circuler dans le palais car l’ordre symbolique qui sépare les hommes et les femmes est aussi de type spatial, concret. En outre, l’expression “ Dieu la bénisse ” qui ponctue l’ensemble des énoncés concernant la beauté d’Alia est quelque peu retorse dans la mesure où elle reconnaît “ le pouvoir ” du corps féminin mais le transfère ailleurs et l’édulcore dans une expression commune et galvaudée. L’usage de la parole quotidienne et banale constitue justement le point de fuite du personnage parlant. Dans ce film se dessine ce que nous appelons l’idéal féminin qui repose sur la fantasmatisation et l’irréalisation du corps des femmes.

Halfaouine nous offre une vision intéressante du corps féminin. F. Boughedir y juxtapose le corps ignoré et le corps idéalisé. Le corps ignoré serait celui par exemple de Salouha, la tante paternelle de Noura qui est une vieille fille, femme délaissée et laissée pour compte, qui n’intéresse plus. Elle se décrit ainsi ‘“ je suis maigre comme un clou. Qui voudrait de moi? ”’ L’ignorance et la méconnaissance du corps et du vécu de Salouha indiquent la perte d’identité. A l’image, celle-ci nettoie et range la maison dans des gestes répétitifs. Elle est l’objet d’un regard spectatoriel qu’elle ne rend, ni ne réfléchit. Par ailleurs, sa position dans le cadre (rarement de face), et l’échelle de plan (moyen ou général) l’englobent et font d’elle un élément de décor parmi tant d’autres. Au-delà même de la “ représentation humaine ” qu’elle figure, elle reste une entité commune, un “ objet ” parmi les objets. Mais ce corps n’est saisissable comme tel que lorsqu’on le compare avec le corps idéalisé de Latifa, la tante maternelle de Noura. Au corps féminin tantôt ignoré tantôt idéalisé, F. Boughedir juxtapose le corps inaccessible.

En effet, séparés des femmes par des barrières concrètes (cf. la division de l’espace dans Halfaouine), les hommes, et notamment Moncef et Mounir, sont refoulés dans un univers de plus en plus lointain et maintenus dans un onirisme constant. Malgré toutes les tentatives de racolage des deux jeunes hommes, ils n’arrivent pas à entrer en contact avec le corps “ concret ” des femmes. Ils essaient de pallier à leur frustration en caressent des photos de femmes nues dans des revues pornographiques et en nourrissant leur imagination des détails que leur fournit Noura sur l’anatomie des femmes presque nues du hammam. Dans le récit premier (du film) le contact direct avec le corps féminin est impossible, il est remplacé par des succédanés, des ersatz, en l’occurrence les photos pornographiques ; il est également remplacé dans les récits seconds par les descriptions de Noura. Le corps ne se signifie que dans la distance et n’est accessible que par des substituts. Ces succédanés reprennent et prolongent l’impossibilité de la rencontre (surtout sexuelle) des femmes et des hommes. Dans l’échelle des valeurs, ces substituts n’égalent pas et ne sont pas comparables aux corps “ concrets ” que Noura découvre au hammam.

C’est dans cette opération que réside l’ordonnancement de la voix comme métonymie du corps (cf. Chant de Salih et chant de Latifa). La voix devient une puissance évocatrice du corps “ concret ”, un moyen de ralliement et de rapprochement des protagonistes des deux sexes. L’ouïe devient alors un des sens les plus évocateurs des rapports femme-homme car c’est le chant qui intercède en faveur de l’imaginaire. Malgré leur force de suggestion, les descriptions de Noura et les effigies des magazines pornographiques n’équivalent pas la force de la voix de Latifa qui traverse les murs et provoque un émoi visible parmi les hommes. Pour ces derniers, sa voix est doublement imaginaire parce qu’elle évoque le corps absent et possède un pouvoir “ acousmatisant 324  ”. Elle est aussi mouvante et suscite un effet d’irréalité. Elle surprend les hommes car elle surgit dans leur espace et les trouble. La voix de Latifa devient l’objet d’une interrogation (cf. au boucher qui s’enquérait de l’auteur de la voix) dont le but est de la fixer sur un corps, de ‘“ [la] mettre sur un visage, car lorsqu’elle n’est pas localisée, la voix envahit tout le réel, et se voit prêter de terrifiants pouvoirs’ ‘ 325 ’ ‘ ”’. Dans la séquence le fête, la voix de Latifa est à la fois métonymie du corps absent et terme de liaison de deux espaces originellement séparés. Elle fonctionne comme le fétiche : elle désavoue le manque tout en le reconnaissant.

La curiosité obsessionnelle que manifeste Noura pour la sexualité et les corps nus des femmes au hammam est vécue d’une manière paradoxale. D’une part la sexualité est omniprésente et exhibée (tout le monde en parle, directement ou indirectement, autour de lui) ; alors que d’autre part, cette sexualité est tenue hors d’atteinte par un ensemble d’interdits complexes et pervers. Les scènes qui se passent au hammam traitent exemplairement de ce paradoxe. Noura est encore admis au bain des femmes, bien qu’il ait atteint la limite d’âge au-delà de laquelle il doit aller dans celui des hommes. ‘“ Il y a chez lui plus de curiosité encore que d’émoi mais cet “ à-peu-près ” empêche sa curiosité de se satisfaire, tandis qu’il erre de salle en salle à la recherche de ce qu’il imagine comme une révélation’ ‘ 326 ’ ‘ ”’. A travers la déception de ce jeune garçon, F. Boughedir exprime le malaise des jeunes de son pays face à la sexualité. Le malaise de Noura est également exprimé face à la manière paradoxale dont est traité le corps féminin en Tunisie. D’une part ce corps est inaccessible et ignoré, et d’autre part, il est affranchi et exhibé. Ce paradoxe est manifeste à travers l’opposition que le film nous présente de deux corps féminins : celui de Salouha et celui de Latifa. La dissociation des corps des deux tantes de Noura se fait sur cette ligne où se disent les réalités des femmes. Comme nous l’avons précisé ci-dessus, le corps de la tante paternelle de Noura, Salouha, est un corps ignoré et délaissé par les hommes. D’abord c’est un “ corps-folie ” (cf. Séquence de la crise d’hystérie ainsi que la séquence d’exorcisme de Salouha). Ensuite il est considéré comme un corps sérieux puisque Salouha est toujours montrée à l’écran effectuant des tâches ménagères : elle nettoie, range, lave, cuisine, etc. Le sérieux n’autorise ni les arrêts, ni la lascivité, ni le relâchement du corps ; ne tolère pas un corps comme celui de Latifa, un corps qui se laisse voir et admirer, un corps qui dit tout son potentiel érotique. Le sérieux n’accepte aucune forme d’exposition. Dans la dernière séquence du film, Salouha se métamorphose (sur les conseils de Latifa). Sous le regard incrédule de Si Azzouz, elle quitte la maison dévoilée, maquillée, les cheveux défaits, à la poursuite de l’homme qu’elle désire. Le corps sérieux de Salouha s’en va rejoindre le corps affranchi et suversif de Latifa. Celle-ci est montrée plusieurs fois à l’image. Plans rapprochés et gros plans de la jeune femme, en dessous féminins ou en robes moulantes. Elle trouble Noura (et le spectateur) parce qu’elle est, comme le précise Si Azzouz, ‘“ une jeune femme belle et appétissante ”’, entendons un potentiel érotique. Noura délègue au spectateur son regard ou plutôt lui fait voir ce qu’il voit quotidiennement : un corps désirable et ... affranchi. Le film de Boughedir construit ainsi des règles de conduite qui exigent la compétence idéologique du spectateur.

La mutation de la Maghrébine moderne culmine avec la découverte de toutes les possibilités de son corps. Certains personnages/narrateurs décrivent le corps féminin libéré, épanoui, doté d’une sensualité puissante, à l’instar de celui de Latifa dans Halfaouine etde Aïda dans Tunisiennes. Néanmoins, Latifa représente le corps anomique, marginal et étranger, parce que son corps et son visage, trop sensuels, sont les stigmates de la confusion et du trouble ; ‘“ que Dieu nous protège de sa douceur, de sa beauté et de sa fitna! ”’ s’exclame le boucher du quartier à son égard. Sa beauté est ‘“ attaquée en tant qu’incarnation et symbole du désordre. Elle est ’ ‘fitna’ ‘, la polarisation de l’incontrôlable, la représentation vivante des dangers de la sexualité et de son potentiel destructeur démesuré’ ‘ 327 ’ ‘ ”’. Ce potentiel subversif se trouve éventuellement dans tout corps dévoilé et déplacé (pas à sa place). Dans Halfaouine,la sensualité de Latifa est soit narcissique et solitaire ; une séquence la montre en soutien-gorge, se caressant distraitement le cou tout en se regardant lascivement dans un miroir ; soit partagée avec d’autres personnages féminins ou masculins, notamment Noura et Salih. Il s’agit néanmoins d’un long et coûteux processus pour la femme qui a été élevée dans l’urgence d’occulter son corps et de le renier. Latifa avoue qu’elle a tellement souffert des hommes, lors de son mariage et même après son divorce. D’où une méfiance toujours présente à l’égard de l’homme et le refus de se remarier. La composante narcissique qui intervient dans la façon dont elle regarde son corps est importante dans ce trajet allant du “ corps pour autrui ” au “ corps-moi ”. F. Boughedir parvient à montrer cette sensualité puissante du corps qui s’accepte et s’épanouit. En effet, la reconnaissance et la libération du corps mène à la renaissance au monde. La femme se réapproprie son corps, ce corps confisqué pour être consommé et utilisé par les autres : pour assouvir le désir du mâle ou pour porter les enfants. Néanmoins cette image du corps affranchi est réservée aux espaces exclusivement féminins, et se déploie rarement dans les espaces masculins. Dans ces espaces exclusivement féminins, le corps se relâche et se détend car il échappe à la pression et à l’agression du regard masculin. Ces élans du corps affranchis se produisent toujours dans l’intimité, intimité du couple parfois (Khadija/Sid’Ali, Alia/Lotfi dans Les Silences du palais) ou, plus souvent, dans l’ambiance très spéciale d’un lieu magique, le hammam. Comme le précise l’écrivaine tunisienne E. Bel Hadj Yahia, le hammam est le royaume des corps nus, il est la ‘“ vengeance de la chair nue sur la pudeur, la décence et les scrupules’ ‘ 328 ’ ‘ ”’. Comme nous le montre Halfaouine, c’est un espace exclusivement féminin où la délivrance du corps ne se produit généralement qu’en compagnie d’autres femmes. Selon J. Still, le hammam lui-même peut-être vu comme un “ corps métaphorique ” qui rend sensibles les moments heureux de ce corps féminin réprimé et meurtri qui se laisse aller dans l’eau, élément féminin par excellence 329 .

Dans Les Silences du palais, L’Homme de cendres et Halfaouine,l’un de ces espaces féminins est également celui des fêtes organisées (fiançailles, mariage, circoncision). Il règne, dans ces fêtes, entre femmes, une connivence enjouée, chaleureuse et communicative. La cuisine en groupe est une corvée joyeuse, et les danses sont volontiers parodiques, en tous cas très sensuelles, véritables expression corporelle dans le contexte d’une fête. Danse du bas du corps, des fesses, soulignées par un foulard noué autour des hanches dont les franges s’agitent à un rythme très évocateur. Comme nous le découvrons dans les films du corpus, l’expression corporelle qui se donne libre-cours à l’occasion des mariages, fêtes, entre femmes démontre leur virtuosité dans ce domaine. Certes ce sont les seules occasions, rares, où elles peuvent enfin se libérer de tant de contraintes et de laisser leurs corps se libérer dans la danse. Une séquence dans Les Silences du palais s’ouvre sur un lieu de spectacle et de divertissement : la musique rythmée, gros plan d’instruments de musique, plan d’ensemble avec Khadija se déhanchant sur la musique. Des hommes seuls d’un côté, des femmes maquillées, richement habillées au regard triste, seules de l’autre côté, regardent le spectacle de Khadija en tenue exécutant “ la danse du ventre ”. La scène est axée sur un centre vers où convergent les regards, inclut celui d’Alia, le corps vibrant de la danseuse. La mise en scène alterne, comme pour assurer une rétention de plaisir spectatoriel, plans de la salle, des musiciens, d’Alia médusée, plans des hommes et des femmes, incapables d’être des couples car profondément solitaires dans un spectacle collectif. Le corps féminin de Khadija est l’objet à la fois des regards de l’assemblée et l’objet filmé par la caméra mais essentiellement pour un spectateur masculin

Ce corps n’est pas donné dans son unité comme un spectacle de danse, où l’harmonie entre les mouvements du corps et le contenu sémantique de l’expression corporelle participent autant l’un que l’autre aux plaisirs esthétiques. Ici, la mise en scène tourne autour de la jouissance que procure le regard qui détaille, qui morcelle le corps de la danseuse. En ce sens, les scènes de danses du ventre, rares dans le cinéma tunisien et inévitables dans les productions égyptiennes, sont une forme culturelle spécifique de sensualité. Culturellement cette danse, bien qu’ancrée dans les pratiques tunisiennes, n’est pas spécifique à la Tunisie. Elle semble plutôt correspondre à un vestige de la période ottomane, et est restée ancrée dans les habitudes culturelles de la Tunisie. Malgré tout elle connote une sexualisation des gestes corporels plus liés aux désirs masculins et aux plaisirs d’une collectivité masculine, qu’à un spectacle familial.

Dans Halfaouine, nous voyons plusieurs corps féminins dénudés aussi bien dans l’intimité du hammam que celle de la maison. Dans une scène qui se passe dans la cuisine, Noura “ initie ” la jeune Leïla au rituel du hammam à domicile. Il lui demande de s’allonger sur la table de la cuisine et la déshabille jusqu’à la taille. La jeune fille cache promptement ses seins avec ses mains. Cette scène est interrompue par l’arrivée de la mère de Noura. Le désir de ce dernier pour Leïla est instantanément neutralisé par la remarque maternelle ‘“ Tu [à Léïla] n’es qu’une domestique! Va faire ta valise immédiatement! ”’ Mettre en rapport les rapports de classe, participent d’un mouvement d’ensemble dont la visée est d’absorber les contradictions générées par la redéfinition des rapports entre les sexes. Noura et Leïla établissent leur contrat sur l’émergence et l’assouvissement du désir, puisque la veille de son départ, Leïla l’attend toute nue dans son lit. Un fondu au noir laisse au spectateur le soin d’imaginer la suite, il ferme cette séquence et l’isole comme discours ultime et irréversible où deux réalités se confrontent. Le fondu au noir, qui est la marque de l’instance de l’énonciation, signifie clairement les orientations privilégiées par le récit. La rhétorique de classe n’arrive pas à faire écran au désir ni à nier la sexualité. Telle semble être la finalité du récit.

Notes
324.

M. Chion voit dans “ cette voix sans corps ” ou “ en souffrance d’un corps ” le prolongement de la voix des origines, de la mère. La voix est ce lien ténu qui s’instaure lors de la rupture ombilicale. Elle relaie imaginairement le rôle de l’ombilic, dans une fonction de lien nourrisseur, ne laissant aucune chance d’autonomie au sujet piégé dans sa toile ombilicale ” (M. Chion, La Voix au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, coll. “ Essais ”, 1982, p. 58).

325.

Ibid., p. 58.

326.

D. Brahimi, Cinémas d’Afrique francophone et du Maghreb, Paris, Nathan, coll. “ Université ”, 1997, p. 103.

327.

“ Fitna signifie à la fois séduction, la tentation et le désordre et correspond au fait de jeter du trouble, du désordre dans les esprits involontairement et uniquement par l’effet que produit la beauté sur un grand nombre d’adorateurs rivaux (se dit de la beauté) ” (G. Grandguillaume, “ Père subverti, langage interdit ”, Peuples méditerranéens, n° 33, 1985, p. 170).

328.

E. Bel Hadj Yahia, Chronique frontalière, Paris, Noël Blandin, 1991, p. 77.

329.

J. Still, “ Body and Culture : The Representation of Sexual, Racial and Class Differencies in Lachmet’s Le cow-boy ”, dans M. Atack et Ph. Powrie, Contemporary French Fiction by Women : Femininst Perspectives, Manchester, University Press, 1990, p. 72.