Petite conclusion

A partir des observations que nous avons pu relever de l’articulation des espaces pro-filmiques, nous remarquons que le critère de l’espace dedans/dehors recoupe empiriquement, dans l’imaginaire social, celui de traditionnel-moderne. Cette dichotomie a une charge morale, à partir de laquelle l’espace du dehors est considéré comme responsable de la dégradation et source de maux sociaux (divorce, abandon, etc.) L’espace du dedans est présenté comme protecteur des valeurs. A travers cette dichotomie spatiale dedans/dehors et les parallélismes qui l’accompagnent : maison/rue, traditionnel/moderne, conservation/ dégradation des valeurs, se profile une image de la femme où se mêle méfiance vis-à-vis de la femme du dehors et valorisation de la femme du dedans.

Les films développent l’image sociale valorisée de la femme sérieuse et travailleuse et neutralisent les lieux mixtes en les redéfinissant. Cette régulation de l’espace mixte et sa neutralisation s’atténuent lorsqu’il s’agit des espaces occuppés qui appartiennent initialement à chaque sexe. Si le bar, la rue, le café sont des espaces masculins où le filmage fait montre d’une certaine aisance, la maison, la cour intérieure et le hammam sont les lieux qui révèlent une certaine difficulté de mise en image. Ces difficultés sont visibles aussi bien dans la parcimonie et la brièveté des plans de l’espace intérieur (Tunisiennes, L’Homme des cendres) que dans la difficulté des films à montrer certaines choses, comme les plans des femmes “ nues ” au hammam.

Toutes ces entrées et ces opérations constituent une démarche nouvelle qui ouvre l’espace fermé et jusqu’ici secret des femmes aux regards extérieurs et étrangers. Il est clair que cette ouverture, dans le cinéma arabe et maghrébin en particulier, est tout à fait inédite. Or, dans la mesure où, au sein du corpus, la caméra est surtout masculine et s’adresse d’abord à une majorité de spectateurs masculins, elle fait de ces derniers des voyeurs de l’univers intérieur des femmes. Dans cet univers, tous les corps sont surchargés, investis de signes spécifiques qui les distinguent les uns des autres. En effet, ‘“ le corps est au centre d’une précession de signes, un carrefour de correspondances et un lieu d’échange de divers codes, car à lui seul, il ne veut rien dire, ne signifie rien’ ‘ 330 ’ ‘ ”’. Ces correspondances, qui sont d’ordre social et symbolique, opèrent sur les zonages des corps, des corps du dedans et du dehors, et départagent ceux que la loi a déjà “ consumés ” de ceux qui lui échappent parce qu’ils portent en eux les stigmates de la subversion.

Par comparaison aux hommes qui dé-couvrent l’espace du dehors, les femmes ne font que l’entrevoir. Elles suivent les chemins déjà tracés, qui sont signifiés par la brièveté des plans et par un montage à coupes franches. Trois films du corpus se situent dans la société tunisienne contemporaine où la femme expose son corps de plus en plus au regard masculin. Elle est certes moins assujettie à la réclusion ou au port du voile, avatars de la société traditionnelle ; néanmoins, elle suffoque sous d’autres voiles métaphoriques, pas moins étouffants : le voile dense des convenances et des interdits. En effet, certaines ont intériorisé les interdits que le voile représente et s’entortillent dans d’autres voiles en raidissant leur corps désormais dénué. Comme on le découvre avec les films analysés,oter le voile et accéder à l’émancipation, ne préserve pas la femme d’une intériorisation de l’interdit et du tabou, parfois plus perverse et périlleuse, peut-être, que l’acception extérieure du voile. De sorte que la prison du voile poursuit celles qui s’en sont évadées et maintient chez la femme libérée le sentiment d’enfreindre l’ordre social établi. La majorité des personnages féminins des films du corpus culpabilisent à cause de leur choix en porte à faux des moeurs de la société. Le personnage féminin est donc intérieurement divisé à cause d’une liberté culpabilisante qu’il a du mal à assumer au sein d’une collectivité qui l’accuse de nuire à la cohésion sociale. Mais cette accusation n’est pas le privilège exclusif des hommes.

Nous avons étudié la conception du corps féminin en suggérant que la vision de ce corps dans les films du corpus doit beaucoup à la conception de celui-ci en Islam, à cause des valeurs religieuses et sociales qui imposent au corps, masculin et surtout féminin, un grand nombre de prescriptions et d’interdits. La portée du corps dans ces films serait à mettre en rapport avec l’accès des femmes à l’instruction, phénomène assez récent pour la société maghrébine. Mais il ne s’agit pas seulement de religion ou d’éducation musulmane ; un film signé par un auteur tunisien d’origine non-musulmane le prouve : Le Nombril du Monde, un film français réalisé par deux juifstunisiens, Ariel Zeitoun et Michel Boujnah, décrit une communauté judéo-tunisienne avant et pendant l’indépendance de la Tunisie, c’est-à-dire dans la même époque que celle des Silences du palais. Nous découvrons ainsi que les mêmes prescriptions et interdits pèsent aussi bien sur la femme juive que sur la femme musulmane. Dans Le Nombril du Monde, sont abordés des thèmes tels que le mariage arrangé, l’avortement ‘‘sauvage’’, le culte de la virginité, la domination des femmes par les hommes, etc. Et nous pourrions élargir ces comparaisons jusqu’au cinéma espagnol ou italien du début du XXeme siècle, dont certains films dénotent des préoccupations et des conceptions semblables. Cela montre que la présence extrêmement large et la valorisation/dévalorisation contradictoire du corps chez les cinéastes tunisiens répond à d’autres considération que l’éducation, la religion ou les habitudes sociales uniquement, et qu’elle est partagée par des cinéastes appartenant à d’autres sociétés et à d’autres cultures, notamment du contour méditerranéen, qui se basent (ou se basaient) sur le système patriarcal.

En allant encore plus loin, on pourrait affirmer, avec F. Assouline, que “ toutes les sociétés ont tenté, à une époque donnée de leur histoire, de déposséder les femmes de leur corps  331 ”. Il est certes difficile de changer cette conception réductrice du corps et de la sexualité féminins au sein de la société maghrébine, d’autant plus qu’elle est inculquée aux femmes et aux hommes à un âge où l’être humain est extrêmement malléable, celui de l’enfance. Et c’est à la mère et au père qu’incombe la tâche et la responsabilité d’éduquer leurs enfants dans ce sens. Comment le père et la mère contribuent-ils de leur côté à créer des rapports inégalitaires entre les deux sexes, tels que nous les connaissons dans la société tunisienne?

Notes
330.

J. Gil, Métamorphoses du corps, Paris, Eds de la Différence, 1985, p. 94.

331.

F. Assouline, Musulmanes : Une chance pour l’Islam, Paris, Flammarion, 1992, p. 66.