I. Les rapports Mère/fille

I.1. La mère d’“ hier ”

Les rapports de la mère à la fille sont éminemment ambivalents car continûment motivés par des motions antagonistes et donc à ce titre chargés d’angoisse. A la naissance de la fille, viendra s’imposer désormais à la mère l’idée obsédante de travailler au moins à la parfaite réussite de son éducation. Or celle-ci participe d’un ensemble normatif particulièrement rigide et dont la mère qui en fut hier l’otage et l’enjeu devient aujourd’hui en quelque sorte la police de la loi. Deux films du corpus montrent le ‘“ dressage des filles’ ‘ 333 ’ ‘ ”’, dès l’enfance, par la mère. Dans Les Silences du palais, les recommandations de Khadija envers sa fille varient de ‘“ les filles ne doivent pas courir ”’ (dans l’imaginaire collectif tunisien, courir causerait la perte de la virginité) à ‘“ Fais attention. Ne laisse personne t’approcher. Si un homme te touche, trouve un prétexte pour t’enfuir. S’il t’arrive quelque chose, tu es perdue! Et personne ne pourra te sauver! ”’

Dans Halfaouine, la mère de Noura, La’ Jamila, prend en charge l’éducation de la jeune orpheline Leïla : “ Elle sera comme ma fille. Je l’éduquerai et la préparerai à tenir sa future maison ”. La suite des événements montre qu’il s’agit non pas d’une éducation mais d’un véritable dressage : ‘“ Ici tu vas être dressée (La’ Jamila frappe Leïla). Je vais t’apprendre à nettoyer (la frappe de nouveau)! ”’ Dans une autre scène, la mère de Noura, gifle la jeune fille car celle-ci a tâché un drap avec ses menstruations : ‘“ Souillon! Apprends la propreté! Je te l’ai dit cent fois! Combien de fois dois-je te répéter qu’une fille “ discrète ” ne doit pas laisser de traces et ne laisse rien paraître! ”’ L’éducation de la petite fille comprend d’abord une contrainte du corps lui-même. Les fillettes doivent adopter un comportement fait de réserve, de retenue, de décence ; dans leur démarche, dans leur façon de se tenir, etc. La fillette doit surveiller son maintien, baisser les yeux, discipliner son regard. L’entourage s’emploie donc à mettre la petite fille à l’école de la soumission, à la contraindre, à contrôler son corps, à mater sa personnalité, à en briser toutes les velléités d’indépendance. Comme le remarque à juste titre M. Gaudry, c’est bien d’un véritable “ dressage ” qu’il s’agit. C’est donc par l’entremise d’une démarche psychologique complexe où l’ambivalence joue à plein que la mère va devoir mener la périlleuse aventure d’identification de la fille en fonction d’attendus éducatifs conformes aux représentations culturelles de l’endogroupe, réfractaire en ce domaine et en d’autres à toute velléité réformatrice ou novatrice.

La leçon essentielle donnée alors par l’entourage féminin et notamment par la mère tient en un mot : passivité. Comme tant de jeunes femmes tunisiennes, Amina dans Tunisiennes a été si bien dressée à la passivité qu’elle a vécu son mariage dans une sorte d’inconscience, d’aveuglement commode, une inertie si bien inculquée qu’elle a pris la forme d’une démission devant les symptômes d’une affaire qui la concernait au premier chef. Tout a conspiré à donner aux jeunes filles l’horreur du scandale et à les priver de toute velléité de résistance. La passivité est l’alliée objective de l’inculcation de l’idéologie patrilignagère. L’honneur de la famille réclame la négation d’un éventuel désir individuel devant l’intérêt collectif. Dans Tunisiennes, Amina a été couverte de toilettes, cadeaux, bijoux, voiture, mais tout cela n’est sans doute qu’une compensation. Ayant échoué à ramener sa femme à la maison, Majid fait appel à sa belle-mère, La’ Fatma, pour forcer Amina à revenir : ‘“ Lalla Fatma, fille de notables, il n’y a que toi pour nous réunir! ”’

L’étroite hiérarchie divise le groupe des femmes et permet de prévenir des coalisions qui pourraient menacer de subversion l’autorité masculine : l’ordre patriarcal y trouve son compte et tire profit des conflits entre les femmes dominées, selon le principe connu du divide ut regnes. La mère, en jouant un rôle d’organisatrice, de surveillante de la conduite de sa fille, à l’instar de La' Fatma, contribue à la puissance et au prestige du patrilignage pour le plus grand profit des hommes dominants. Car les mères exercent cette autorité domestique dans la mesure où elles respectent et font respecter l’ordre patrilinéaire et les règles de l’honneur qui le garantissent. Déléguées de l’autorité masculine, les mères sont faites complices de l’ordre patriarcal dont procède leur autorité. Les mères sont les alliées objectives du pouvoir masculins. Grâce à leur statut, les mères sont converties à l’ordre patriarcal qui leur fait alors une place de choix. Outre le pouvoir indiscutable sur les femmes plus jeunes, et notamment leurs filles, n’espèrent-elles pas aussi parvenir à s’introduire dans le groupe des hommes?

Une séquence nous montre une confrontation entre La’ Fatma et sa fille Amina, chez Aïda. Les deux personnages féminins ne se regardent jamais, ou plutôt Amina évite de regarder dans les yeux de ses interlocuteurs, quand il s’agit de son mari ou de ses parents :

  • La’ Fatma : Qu’est-ce que tu as? Je ne veux plus parler de ça. Il ne s’est rien passé. Majid est le meilleur des hommes. Ta maison est superbe. Tes filles adorables, la voiture, l’argent. Que veux-tu de plus? Même ta belle-mère est loin de toi. Tu veux gâcher tout ça?
  • Amina : Il se plaint à toi. Il ne t’a pas dit qui il fréquentait [d’autres femmes]. Il m’a même battue.
  • La’ Fatma : Et alors. Il s’est trompé. Tout ça ne compte pas. Ce n’est qu’un homme. C’est lui qui remplit la maison de ses colères et de ses rires. N’espionne jamais ton mari. Du moment qu’il rentre le soir. Tu abandonnes tes filles? Ne délaisse jamais ton mari. Prends-le par la douceur. L’homme aime la femme qui l’accueille avec le sourire pour lui faire oublier ses soucis. [...] Je te signale, ton père n’accepte pas une fille révoltée. ça ne suffit pas le malheur de ta soeur [qui ne veut pas se marier]? Vous voulez me tuer? (en criant) va demander pardon à ton mari! Je ne veux plus entendre le mot de divorce. Quelle humiliation! Tu n’as aucune pudeur (Hachma)! Tu vas devenir une traînée! Qui voudra de toi? Aïda ne lui monte pas la tête! [...] Et d’ailleurs, que fais-tu chez une femme divorcée? Allez sors avec moi tout de suite! ”

Résurgence de la problématique de l’honneur : l’image de la famille se profile à travers la mise en cause d’Amina. Majid est épargné par la critique non seulement parce qu’il est un homme, mais aussi parce qu’il est riche. Tout se passe comme si tout était fait pour étouffer ou briser les sentiments qui peuvent lier les femmes entre elles. Si les liens entre mère et fille peuvent présenter quelque intensité, les mères ont davantage le souci de consoler leurs filles et de leur conseiller la soumission et la patience plutôt que la révolte. Mais si les mères, par une telle initiation à la servitude, peuvent espérer en toute bonne foi préparer leurs filles à supporter leur future condition d’opprimée, elles agissent de la sorte en agents de la domination masculine dont elles se font ainsi les complices.La’ Fatma fait partie de ces femmes qui veulent perpétuer la malédiction féminine jusqu’à leurs filles, et deviennent par là même aussi tyranniques que le père ou le mari. Dans Tunisiennes, l’attitude cruelle de la mère, consumée par le feu de la frustration et de la haine, peut-être expliquée comme une volonté de venger son destin misérable de femme en y soumettant ses filles Amina et Aziza. Comme le précise Ch. Olivier, ‘“une femme creuse pour une autre femme le sillon de la misogynie’ ‘ 334 ’ ‘ ”’. En effet, l’attitude de la mère creuse la distance entre sa fille et l’autre sexe.

La mère se transforme donc en l’un des moyens par lequel s’exerce la loi du père dont elle est pourtant la première victime expiatoire. C’est à ce niveau proprement sociologique et éducatif que nous avons réservé cette partie pour faire le point sur ce que nous appelons les modèles féminins de construction identitaire. Disons en gros que ces ‘“ modèles intègrent un code de valeurs formé autour de notions éducatives clés ayant pour objectif principal la reproduction d’un modèle féminin construit sur la base de pré-notions sociales et éducatives qui résument une certaine idée partagée de l’ontologie’ ‘ 335 ’ ‘ ”’. Nous illustrerons notre propos à partir d’une seule valeur éducative mais fondamentale en l’occurrence, la notion de pudeur (hachma). La’ Fatma fait des remontrances à Amina qui demande le divorce : ‘“ tu n’as aucune pudeur (hachma)! ”’ La “ hachma ”, norme éducative très différenciatrice des sexes, signifie d’abord “ pudeur, modestie, réserve ”, et tient à la fois du sens mythique, ‘“ elle résume la qualité fondamentale de l’idéal féminin tel que collectivement fantasmé’ ‘ 336 ’ ‘ ”’, et de l’impératif religieux catégorique 337 . L’éducation de la fille en milieu maghrébin s’instruit essentiellement de ces représentations normatives aux confins du mystique et pour autant que celles-ci font de la sexualité de la femme un élément essentiel dans l’organisation de la vie en société, on peut en déduire, en bonne logique, que la notion de hachma dont il fut question plus haut signifie d’abord pudeur et plus précisément pudeur sexuelle. Amina, prisonnière de la notion de hachma ne mentionne jamais la violence sexuelle qu’elle subit. Elle mentionne à sa mère que son mari la trompe et la bat mais passe sous silence l’incident qui l’a le plus meurtrie : le viol. A ses deux amies, elle se contente de préciser : ‘“ il n’y a plus de respect entre Majid et moi ”’.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les signes indiciels de la réussite de cette éducation peuvent fort bien résumer chez la fille un tableau de nature phobique : ‘“ peur panique du père et du représentant de l’autorité en général, timidité excessive devant l’étranger et, surtout, angoisse expectante face à la perspective d’une faute toujours possible’ ‘ 338 ’ ‘ ”’. On voit à travers le personnage d’Amina (Tunisiennes)que celle-ci ne regarde jamais dans les yeux son mari, de son père, ni même de sa mère. De son côté, Fatiha avoue n’avoir jamais regardé dans les yeux de son père. On aura compris que dans ce registre phobogène, mère et fille au Maghreb subissent de concert la permanence d’une violence symbolique, résidu normalisé de la culture phallocentrique. Car si la mère est bien la force disciplinante en tant qu’elle est l’assignataire principale des normes éducatives de la fille, elle est aussi, et en contrepoint de cette fonction de pouvoir dont elle tire maints bénéfices secondaires, la première victime de la norme masculine face à laquelle pourtant son attitude paraît toujours paradoxale, mitigée : alors même qu’elle en conçoit l’abus et l’hégémonisme traditionnels, elle en devient le vecteur essentiel dans sa transaction éducative avec la fille, comme si sa propre identité ne pouvait finalement s’exercer que dans une forme socialisée et sexuellement différenciée d’identification passive à l’agresseur, soit aux normes sociales et religieuses, soit au mâle (père, mari, fils, etc.), et dont elle s’érige en police de la loi.

Dans Les Silences du palais, Alia reproche à sa mère de la “ jeter ” dans les bras des beys. En effet, Khadija sait pertinemment que Si’ Béchir, en parfait seigneur féodal, veut exercer son “ droit de cuissage ” sur la personne d’Alia (qui est en fait sa nièce “ naturelle ”). Si’ Béchir a donné l’ordre pour que Alia accompagne la famille des Beys à la campagne, sans sa mère. Tout en sachant pertinemment ce qui attend sa petite fille, Khadija décide d’obéir aux ordres masculins. Aussi la mère acquiert-elle en cette occurrence la fonction peu enviable d’instrument de la norme (hachma et notions corrélatives) et dont le véritable objet est de l’installer dans un mouvement dialectique d’échange et de reproduction symbolique (à travers l’éducation qu’elle reçoit et qu’elle donne à son tour) et qui a pour effet d’inhiber sa féminité c’est-à-dire, en fin de compte, de verrouiller sa sexualité. Dignité, honneur, pudeur et surtout respect absolu de l’ordre et de l’autorité masculine ne représentent-ils pas dans la culture maghrébine et tunisienne les principaux fondements d’un système éducatif dont l’objet véritable est d’inféoder la femme à l’homme ?

Notes
333.

L’expression est de M. Gaudry (M. Gaudry, La femme chaouïa de l’Aurès, Paris, Geuthner, 1929, p. 67).

334.

Ch. Olivier, “ Une femme creuse pour une autre femme le sillon de la misogynie ” dans A. Dore-Audibert et S. Khodja, Etre femme au Maghreb et en Méditerranée. Du mythe à la réalité, Paris, Editions Karthala, 1998, p. 70.

335.

R. Toualbi, “ Mère et fille à l’épreuve de la norme familiale. L’exemple maghrébin ”, dans A. Dore-Audibert et S. Khodja, op. cit., p. 89.

336.

J.-C. Bologne, Histoire de la pudeur, Paris, Olivier Orban, coll. “ Pluriel ”, 1986, p. 39.

337.

En particulier Sourate XXIX, Verset 31 ; Sourate XXXIII, Verset 57 ( Le Coran, traduction Masson, Ed. Gallimard, 1982).

338.

Ibid.