Il est intéressant de confronter les images des femmes d’une génération à l’autre et de voir si l’image de la mère, reste la même avec la génération de la fille. Dans Les Silences des palais,l’image de la mère, Khadija, est tendrement terne ou parfois tout à fait “ noire ” : même si Alia exprime une affection à cette figure maternelle nécessaire pour sa construction identitaire, la mère n’est pas le modèle qu’on entend “ consciemment ” reproduire car elle est une figure qui prend en charge les valeurs d’un patriarcat provisoirement défaillant. L’image de la mère est reconstituée à travers les remémorations de l’enfance de la narratrice.
Les contraintes de la mère d’Alia renvoient à des stéréotypes et à des normes qui constituent le sentiment d’appartenance au groupe, qui déterminent le comportement de ses individus. Alia refuse d’accomoder son comportement à la position que le groupe veut lui imposer. Dans sa quête identitaire, Alia ne cherche pas à renier ses origines ni à effacer une mémoire collective. Ce qu’elle cherche, c’est une reconnaissance de son unicité et de sa spécificité. Dans sa tentative pour se reconnaître/être reconnue, Alia a tendance à exprimer sa volonté de faire comme Sarra : apprendre à lire, à jouer de la musique, etc. Comment produire une identité personnelle à travers des mécanismes d’imitation? dans la perspective d’Alia, l’imitation n’est pas négative. Elle est, au contraire, un moyen favorisant la production et l’affirmation de l’identité. A travers Sarra, Alia trouve son modèle et construit son identité à l’image de celle qui a exercé une action sur elle : action positive puisqu’il ne s’agit ni de contrainte ni de pression mais de choix. Alia choisit d’être comme Sarra, elle refuse également d’être comme sa mère ou comme les autres femmes du harem-palais.
Dans Les Silences du palais, la narratrice décrit des scènes où elle assiste en tant qu’enfant, impuissante et muette, aux sévices, parfois sexuels, subits par la mère. L’impact de cette violence sur Alia est très important car, avec la puberté, elle pénètre dans le monde des femmes, et découvre douloureusement l’oppression qui est le lot de ce statut nouvellement acquis. Elle ressent alors puissamment l’injustice et l’agression dont est victime la mère. Le statut d’enfant protège souvent la fillette de l’animosité du père en particulier et de l’homme en général, et permet même, une relation complice entre le père et la fille. Cette protection disparaît avec la puberté, car la fillette asexuée entre dans la catégorie féminine. Ce changement est vécu par Alia comme un abandon douloureux, car elle se voit confinée au monde des femmes et à ses usages. L’ayant aperçue, Si’ Béchir décide de la rajouter à sa liste d’esclaves-courtisanes. Alia voit se profiler à l’horizon une vie semblable à celle de sa mère où elle serait tout simplement l’objet des maîtres du palais. Le passage à la puberté marque donc l’avènement de la servitude sexuelle et condamne toute manifestation affective envers le mâle considéré dorénavant comme un ennemi abusif. Comment espérer dans ce cas une relation harmonieuse basée sur le respect et l’affection dans les rapports entre les femmes et les hommes?
Dans ce film, le regard posé sur la mère exprime aussi bien la fascination et l’émerveillement que la souffrance et l’isolement. L’image de la mère est vécue par Alia sous un double aspect. Elle est l’image sécurisante qui va se transformer en image conflictuelle ; ce qui provoque chez la jeune fille des difficultés d’identification à la mère. Dans la première période, la mère représentait une image gratifiante pour la jeune fille. Cette relation compensait celle absente avec le père. Plusieurs séquences du film montrent l’image sécurisante de la mère qui se précise quand cette dernière prend sa fille dans ses bras pour se consoler.
Dans Tunisiennes, l’image est inversée : c’est la mère qui se réfugie dans les bras de sa fille. Deux séquences dans ce film nous montrent Amina qui cherche refuge, suite à un conflit violent avec Majid, dans les bras de sa petite fille. Le geste de la mère (qui prend sa fille dans ses bras) accentue le gouffre qui existe entre la femme et l’homme. La relation mère/fille est épidermique et rappelle la relation symbiotique établie entre elles dans la première enfance. Le contact direct avec le “ corps géniteur ” empêche, momentanément, la destruction de la personnalité de la fille, la bonne mère étant celle qui protège et sécurise l’enfant. Il y a là identification (partielle) du sujet à la mère-nourricière par un processus de régression et de refoulement. Cette identification est née de la relation symbiotique prolongée entre la mère et son enfant au cours de laquelle la mère est perçue comme image identificatoire et objet pulsionnel.
Dans Les Silences du palais,le regard que la protagoniste pose sur la mère, figure rassurante et protectrice, est porteur d’une grande charge affective. Elle a de la compassion pour cette mère-esclave impuissante, ce qui veut dire à partir de là misérable et frustrée, maintenue dans l’ignorance et dans un infantilisme humiliant. Mais Alia éprouve également de la colère contre cette mère victime, soumise, qui subit passivement l’autorité abusive, voire tyrannique, des hommes. Elle essaie désespérément de la “ réveiller ” :
La mère d’Alia s’érige également en gardienne de la tradition et s’oppose à la modernité en essayent de préparer sa fille à son futur rôle de femme au foyer, d’esclave du palais, comme elle-même toute sa vie durant.
Quand Alia propose à sa mère se s’enfuir du palais, cette dernière recule, terrifiée, devant un projet qu’elle considère comme “ fou ”. Le recul de la mère ne semble pas tenir du blocage psychologique et individuel, mais d’un obstacle social et culturel, représenté par l’entourage. Si cet entourage représente le regard de la société et le poids de l’environnement, nul doute que le personnage d’Alia parvienne à les détourner. Les tentatives d’indépendance de la fille, en détruisant l’ordre auquel la mère se soumet, dans d’autres lieux, restent vaines. En effet, Khadija refuse de suivre sa fille : elle abandonne le combat sans avoir eu le courage d’essayer. On pourrait y voir un acte de lâcheté ou un acte d’impuissance. Selon O. Chraïbi, ‘“ la femme maghrébine a abandonné sa “ révolution ”, elle ne réagit plus devant les actes hostiles dont elle est victime, elle les subit en essayant d’y laisser le minimum de plumes, elle a compris que le monstre était plus fort qu’elle’ ‘ 339 ’ ‘ ”’.
Par un processus de refoulement, Alia refoule son agressivité envers sa mère devant l’angoisse de perdre l’amour de cette dernière et finit par s’identifier à elle : identification primaire à la mère prégénitale et génitale. Dans Les Silences du palais, la première identification à la mère se fait sur un plan négatif : la mère incarne l’image de la passivité et de l’infériorité par rapport au père et à l’homme en général. Femme soumise, femme castrée, elle est le reflet de l’incapacité et de la servitude féminines. Une autre conséquence de l’assujettissement de Khadija est le silence dans lequel elle se réfugie souvent, et qui établit un mur d’incommunication même avec sa fille. C’est un silence différent de celui du père, fait de résignation, de peur et de soumission hébétée, et non de mépris et d’indifférence, comme celui de Sid’Ali. Mais il est parfois aussi angoissant car il empêche la fille de comprendre sa mère et de partager sa douleur. Dans le film de M. Tlatli, Khadija, la mère traditionnelle, est représentée sous les traits d’un personnage qui se résigne, abdique sa libération et porte tout son espoir sur son enfant, en espérant que le “ destin ” lui permettra d’échapper à son sort. Néanmoins cette mère apathique et impuissante, incapable de défier la figure du patriarche elle-même, se “ révolte ” secrètement par procuration et encourage sa fille, vers la fin du film, à apprendre secrètement à jouer de la musique, à lire et à écrire. Dans ce cas, la maternité devient alors une force motrice qui propulse une femme à la dérive vers l’avant et lui donne une raison de vivre et de lutter pour éviter à sa fille le même destin dans la société.
Toutefois, même si Alia réussit à s’échapper au sort de sa mère, elle réalise dans un sentiment de culpabilité qu’elle est impuissante à libérer sa génitrice des chaînes de la tradition. En effet, elle n’est pas parvenue à s’épanouir depuis qu’elle a quitté le palais car elle porte dans son coeur et sur ses épaules le lourd poids de la culpabilité. L’amour pour la mère peut donc prendre une tournure passionnelle, et basculer dans une relation douloureuse et culpabilisante d’amour/haine. Alia pense avoir provoqué la mort de sa mère et celle de son “ père naturel ”, Sid’ Ali, mort de chagrin suite à son départ du palais. La façon dont elle accomplit ses choix professionnels et personnels le démontre : elle se considère comme une “ chanteuse ratée ” puisque, malgré son immense talent, elle a fini comme chanteuse de cabaret à se reproduire dans des fêtes privées. Elle se considère également comme une “ femme ratée ” car sa relation avec son compagnon Lotfi ne la satisfait guère, leur couple est en fait en pleine crise à cause de la grossesse d’Alia. Dans la dernière séquence du film, l’héroïne des Silences des palais se compare à sa mère en se décrivant ainsi : ‘“ Comme toi j’ai souffert, j’en ai bavé. Comme toi, j’ai vécu dans le péché. Ma vie a été une succession d’avortements. Je n’ai jamais pu m’exprimer. Mes chansons ont avorté, et même l’enfant qui est en moi, Lotfi veut que je m’en sépare ”’ Bref, le bilan qu’elle fait de sa vie est une suite de déceptions, d’“ avortements ”, comme la vie ratée de sa mère, une malédiction de mère en fille. La maturité d’Alia est incontestable, mais c’est si l’on ose dire une maturité abstraite, sans efficacité pratique, qui ne la met à l’abri d’aucune douleur ni d’aucun échec. Tout porte à croire qu’elle a été mûre très tôt, mais qu’à partir de là elle est restée bloquée dans son élan, parce que le reste dépend des autres plus que d’elle-même - ou que du moins, elle le sent ainsi. La culpabilité la freine dans son élan.
Au bout de son voyage rétrospectif dans le palais, à la recherche du temps perdu, à la recherche d’elle même, Alia resurgit, confiante en elle et optimiste. Ce voyage éprouvant l’a ressourcée et nourrie : elle en ressortie forte et déterminée. Cette détermination est traduite dans ses paroles quand elle décide, à la fin du film, de ne pas se faire avorter. En choisissant délibérément, héroïquement, le statut de jeune mère célibataire, elle se démarque de sa mère qui n’a pas pu choisir son statut de mère célibataire et qui n’a fait que le subir, dans la honte, la peur et la culpabilité. A l’opposé de sa mère, Alia fait fi d’une tradition millénaire et s’expose ouvertement à l’hostilité et à l’exclusion de la société. En effet, en autorisant la grossesse uniquement dans le cadre licite du mariage, et en excluant les femmes célibataires, la loi patriarcale entend mettre sous son joug les femmes en contrôlant leurs corps. Cette loi exhorte les femmes à avorter, au détriment de leurs vies, en cas de grossesse “ illicite ”. Elle ne tolère guère les “ bâtards ” qui menacent l’ordre social. Khadija a payé très cher sa soumission à cette loi implacable : elle est morte en avortant de son enfant. Alia choisit d’avoir un destin différent de celui de sa mère en relevant le défi et d’utiliser son corps comme elle l’entend. Elle décide d’être avant tout en harmonie avec elle même et avec son choix personnel. Son choix n’est guère déterminé par la peur du déshonneur et du scandale. Il est basé uniquement sur le libre-arbitre. Alia accomplit ses choix en tant que femme libre, libre de toute contrainte sociale. Ainsi ce voyage dans le paysage discursif et idéologique de la Tunisie pré-indépendante débouche sur une note d’espoir dans l’avenir, l’avenir des femmes. Cette confiance en l’avenir n’est pas un état de grâce, mais une conquête en devenir, par delà la souffrance injuste. Le film se termine par un hymne à la liberté des femmes de disposer librement de leur corps, de leur sexualité et de leur vie.
O. Chraïbi, Le traitement du problème de la femme dans le cinéma marocain, Mémoire de DEA, Université de la Sorbonne Nouvelle, DERCAV, 1988, p. 190.