II.2. Culpabilité et homosexualité 

Dans son film, N. Bouzid a touché un des principaux domaines contre lequel sévit l’interdit : la sexualité. ‘“ La sexualité dont il est question dans ’ ‘L’Homme de cendres’ ‘ est d’autant plus interdite de parole et d’images qu’il s’agit d’une sexualité différente et non reconnue malgré sa fréquence, l’homosexualité masculine’ ‘ 352 ’ ‘ ”’. Hachemi et Farfat ont été violés dans leur enfance par le patron auprès duquel ils étaient apprentis en sculpture sur bois. Le désir de cette pratique dite perverse leur en est resté, plus fort chez Farfat que chez Hachemi, maintenant qu’ils sont arrivés à l’âge d’homme. Hachemi, qui s’est déjà dérobé auparavant au mariage organisé par sa famille, fuit à nouveau devant la nécessité d’une hétérosexualité d’autant moins attirante que dans ce cas elle est imposée et contrôlée. L’exécution de l’acte de mariage est placée sous haute surveillance et fait déjà l’objet de tous les discours, de toutes les pensées, avant même que le moment ne soit venu. La mère de Hachemi anticipe déjà : ‘“ la nuit de noces, je ne dormirai pas. J’attendrai. Je ne serai tranquille que quand il aura ‘consommé’ ”’.

Tout au long du film, nous constatons le malaise de Hachemi devant tout corps féminin désirable. Il fuit les femmes dès que leur regard exprime le désir. Son malaise se transforme en panique dès qu’il est confronté à une situation où il doit passer à l’acte de “consommation ”. Dans une séquence du film, Hachemi quitte en panique la maison de sa jeune et attirante voisine car celle-ci lui fait ouvertement des avances. Dans une série de plans alternés, nous voyons le visage paniqué de Hachemi, celui de la jeune femme en chemise de nuit qui se colle à lui en lui susurrant des paroles érotiques à l’oreille, et un plan intercalé de son bébé qui fait surgir l’adultère et la discrédite indirectement. Le drame de Hachemi vient de son impuissance sexuelle 353 devant ce corps féminin qu’il désire mais qu’il est incapable de “ consommer ” à cause de son traumatisme d’enfance. Quelques séquences plus loin, Hachemi se rend dans son nouvel appartement, aménagé pour son futur mariage. Dans cette séquence, Hachemi s’allonge sur le lit nuptial et procède à un acte de masturbation. C’est comme s’il cherchait d’une part à assouvir le désir sexuel éveillé chez lui par sa voisine et d’autre part à se prouver sa virilité, à prouver qu’il est capable d’“ acte sexuel ”, même si c’est un acte solitaire. Le choix du lieu : le futur lit conjugal, laisse entrevoir l’importance de la virilité dans le cadre du mariage et renvoie à la pression exercée par la mère sur le fils qui doit prouver par l’acte de consommation, sa virilité à son entourage.

Suite à cet acte solitaire, Hachemi se redresse et s’enfuit précipitamment de l’appartement. A chaque fois qu’il est confronté au désir sexuel, il prend la fuite. Suite à cette scène, Hachemi court se réfugier chez ses copains. Telles que nous le montrent toutes les séquences qui réunissent le personnage principal avec ses copains, ce n’est qu’avec eux, et notamment avec Farfat, qu’il parvient à se détendre et à se sentir à l’aise. Jusqu’à la fin du film, nous nous posons la question : Hachemi serait-il homosexuel?

L’homosexualité est un sujet tabou. Par crainte ? par pudeur ? Disons qu’on ne veut pas en faire un problème. Ce n’est pas un sujet de débat public. Tolérance ? Indifférence ou mépris ? L’homosexualité appartient à l’univers des silences. Comme le précise à juste titre T. Ben Jelloun ‘“ d’une manière générale, c’est une pratique courante au Maghreb, mais jamais affichée’ ‘ 354 ’ ‘ ”’. Comme le montre L’Homme de cendres, on n’en discute pas vraiment, tout au plus on l’évoque par des métaphores et des jeux de mots (cf. au discours de Azaïz : ‘“ tout le monde connaît son ’ ‘histoire’ ‘ avec Ameur ”’).

Cependant, on ne peut pas dire qu’au Maghreb il existe une chasse systématique aux homosexuels. Y a-t-il pour autant tolérance. La question est ailleurs. Car le plus souvent ce n’est pas au niveau de la loi que la répression se manifeste concrètement mais au niveau social : être homosexuel est une honte, une faiblesse. Par contre, un homme capable d’avoir des rapports avec une femme ne subit pas de répression sociale si, en plus, il fait l’amour avec un autre homme. C’est la raison pour laquelle Ameur est épargné par la critique masculine non seulement parce qu’il est marié et père de famille mais aussi parce qu’il est “ actif 355  ”.

En fait, là où l’on constate une tolérance relative vis-à-vis de l’homosexualité, elle semble quelque peu suspecte. Considérée par certains comme une sexualité de substitution, l’homosexualité au Maghreb est une réponse à la répression qui sépare les sexes et surtout veille à ce que les jeunes filles arrivent vierges au mariage. Pour bien comprendre cette dédramatisation (ou tolérance) relative, il faut savoir que ‘“ l’homosexualité est considérée dans bien des cas comme une preuve supplémentaire de puissance sexuelle, comme une performance virile de plus. L’homosexualité est ici parallèle à l’hétérosexualité : elle est considérée comme une étape rendue nécessaire par le manque de rapports avec l’autre sexe’ ‘ 356 ’ ‘ ”’.

Les termes pour désigner l’homosexuel sont nombreux et changeants. Ainsi, dans L’Homme de cendres le mépris de l’homosexualité se retrouve dans l’inscription sur le mur concernant Farfat “ Farfat n’est pas un homme ”, ou dans les injures que lui adresse son père : ‘“ espèce de ‘aïek ’ (voyou)! Tu es un ‘non-homme ’ (‘mouch rajel’)! Tu n’as pas d’honneur! ”’ En Tunisie, on appelle indifféremment l’homosexuel “ voyou ”, “ non-homme ” (aïek, mouch rajel). Ces termes sont utilisés comme injures, indiquant la perte chez l’homme de sa fonction essentielle et par laquelle il existe : celle du mâle, ou détenteur de la virilité ; c’est aussi la perte de l’honneur. L’aspect péjoratif et méprisant qui entoure l’homosexualité se retrouve d’ailleurs un peu partout dans les pays méditerranéens. On notera par ailleurs l’absence de terme pour désigner l’homme qui fait l’amour à un autre homme, celui qu’on appelle “ actif ” : ni sa virilité ni son honneur ne sont contestés. Seul l’homme “ passif ”, dans ce cas Farfat, perd son identité et son honneur de mâle. On comprend alors aisément l’angoisse dans laquelle vit Hachemi de voir son terrible “ secret ” dévoilé à la face du monde et notamment à sa mère.

C’est peut-être parce que la mère est un être privilégié dans l’histoire de chaque Maghrébin que les blocages sont de deux sortes : l’un exprimé (verbalisé) ; l’autre non-dit. Dans L’Homme de cendres, il s’agit d’abord du poids de la culpabilité et de la honte d’avoir perdu la capacité sexuelle (à cause du viol subi en tant qu’enfant). Par cette défaillance, l’homme, Hachemi, pense avoir trahi le rôle qui lui était dévolu et que lui reconnaît sa famille. Alors il décide de ne pas en parler à ses parents. S’il est marié, la résistance est très grande car il n’a aucun moyen pour dissimuler sa défaillance. Il pense à la honte, sentiment très fort et inhibant, qu’il éprouverait si jamais sa dévirilisation/dévalorisation devient publique.

L’installation de Hachemi dans l’errance dans les ruelles de la médina de Sfax signifie la fuite. La fuite est l’un des traits qui caractérisent fortement son personnage, la fuite devant lui-même, la fuite devant les femmes, la fuite devant la famille et notamment devant la mère. La fuite de Hachemi pourrait être expliquée par son traumatisme d’enfance, le viol. En effet, d’après la psychologue Ch. Beerlandt : ‘“ les victimes de viol sont comme des êtres qui sont anxieusement en fuite devant eux-mêmes’ ‘ 357 ’ ‘ ”’. La fuite devant la mère, élevée ici au rang d’une instance morale et psychologique concernée par le devenir sexuel de sa progéniture. Dans ce film, c’est elle qui marie son enfant ; tous les plans où elle apparaît la montrent en train de choisir, proposer, suggérer : c’est toujours son image qu’elle consacre dans la bénédiction qu’elle donne au mariage de son fils. On peut dire qu’à un certain niveau, c’est l’impuissance devant la mère qui est en cause, et c’est parce que Hachemi n’arrive pas à dépasser ce rapport conflictuel, à présent ouvert, que le trouble sexuel s’intensifie : ‘“ le fils n’arrive plus à assumer le pouvoir sexuel que la mère a investi en lui. Il s’agit d’écarter la mère de toute information concernant la défaillance sexuelle de son fils, cet enfant dont elle a accueilli avec soulagement la naissance (une fille représente une quantité de problèmes en perspective), qu’elle a fêté, porté sur son dos, présenté à la circoncision’ ‘ 358 ’ ‘ ”’. Le grand refoulé qui semble se dégager chaque fois que la puissance sexuelle est atteinte est justement le désir de la mère ; sinon, pourquoi tant de résistance à la nommer, ou à la faire entrer dans le champ du conflit ? En effet, l’impuissance sexuelle de Hachemi remettrait gravement en question son rapport avec sa mère. Quelque chose ne passera plus entre elle et lui. Le dialogue restera possible entre sa femme et lui. Il pourra même prendre une autre femme, mais il ne peut pas prendre une deuxième mère. Avec la mère, le conflit est encore plus dramatique, car il n’est pas ouvert, alors pointe l’angoisse de la castration. Dans ce film, le fils subit la domination de la mère et vit dans la peur de la décevoir. Nous verrons que dans Tunisiennes, les rapports de force sont inversés. Comment une mère pourrait-elle subir la domination de son fils? Dans quel cadre se déploie cette domination? Quelles en sont les conséquences sur les rapports mère/fils?

Notes
352.

D. Brahimi, Cinémas d’Afrique francophone et du Maghreb, Paris, Nathan, 1997, p. 108.

353.

La psychologue Ch. Beerlandt analyse ainsi la personnalité de l’homme souffrant d’impuissance sexuelle : “ l’homme souffrant d’impuissance sexuelle a un problème d’Autorité intérieure. Il tient trop compte des autres et du qu’en-dira-t-on. Au lieu de penser à lui, de jouir de la vie et de ne pas s’assujettir à “ un fardeau ” ou à “ une tâche ”, il se focalise anxieusement sur ce qui est “ obligatoire ”. Il vit et fonctionne selon un modèle fixé, qui devrait répondre à certaines attentes. L’être souffrant d’impuissance sexuelle est souvent d’une grande sensibilité ” ( Ch. Beerlandt, La Clef vers l’Autolibération, Editions Altina, 1998, Ostende-Petiet, Tiel. p. 623). Nous reconnaissons Hachemi dans ce portrait : il est assujetti à son entourage, et surtout à sa mère, il croule sous le poids de leur désir : il doit se marier et “ consommer ” pour prouver sa virilité à sa mère, etc.

354.

T. Ben Jelloun, La plus haute des solitudes, Paris, Editions du Seuil, 1977, (coll combats), p. 69.

355.

T. Ben Jelloun décrit ainsi l’homosexualité masculine : “ Au Maghreb, l’“ actif ” est “ celui qui donne ” (son cul) et celui qui pénètre l’autre ”, dans ibid., p. 70.

356.

Ibid., p. 71.

357.

“ Les victimes de viol ont un traumatisme émotionnel profond qui empoisonne généralement leur vie entière, et on constate qu’ils ont beaucoup de difficulté à le résoudre. Elles sont souvent malléables et laissent déterminer leur vie. Elles croient qu’elles n’ont pas le droit de décider elles-mêmes de leur vie, elles manquent de confiance en elles et se rendent insuffisamment compte de leur propre valeur, de leurs propres droits ” (Ch. Beerlandt,op., cit., p. 624).

358.

T. Ben Jelloun, op. cit.,p. 86.