II.3. L’ingérence du “ dauphin ” sur sa mère

L’une des séquences de Tunisiennes nous montre un conflit entre Aïda et son fils Mourad. L’implacable loi patriarcale frappe de nouveau Aïda et cette fois-ci le coup brutal lui est administré par sa propre progéniture, son fils Mourad, un machiste en herbe, âgé d’une dizaine d’années. Ce dernier exige que sa mère se remarie car il ne supporte plus les commérages des voisins, en l’occurrence de ses copains de l’école, à propos de la conduite “ libérale ” de sa mère.

La dernière phrase d’Aïda est très significative. Dans la doxa tunisienne, cette expression est utilisée fréquemment par les femmes quand elles sont impuissantes devant le despotisme masculin. ‘“ Se vouloir garçon c’est vouloir effacer l’humiliation de la castration, c’est désirer inconsciemment s’identifier au père’ ‘ 359 ’ ‘ ”’, c’est vouloir échapper à l’infériorité sexuelle par rapport à l’homme qui peut circuler librement où il veut. Son statut de femme “ moderne ” faire ressentir à Aïda avec plus d’acuité la séparation et la ségrégation entre les femmes et les hommes. La révolte contre l’homme, le mari dont elle a divorcé, est explicable par une révolte refoulée contre le père.

Dans la tradition maghrébine, des jeunes garçons ont autorité sur leurs soeurs aînées. Les fils peuvent aussi être, à l’occasion, les tuteurs de leur mère (selon le droit musulman de rite malékite, le plus répandu au Maghreb). En effet, ‘“ dans l’intimité des rapports au sein de l’espace domestique déserté par les hommes adultes, le petit garçon est l’homme de sa mère, il atteste de sa fécondité et lui donne son statut social, il est source de son autorité dans la maison, si bien qu’il a bientôt fonction de protecteur de sa mère, fonction d’ailleurs entérinée par le droit musulman qui érige le fils en tuteur de sa mère en cas de remariage de celle-ci’ ‘ 360 ’ ‘ ”’. Comment, dans cette situation, Mourad n’userait-il pas lui-même de cette autorité masculine non seulement reconnue précocement mais aussi survalorisée par la société et qui dans cet espace domestique dont le père est absent, l’amène à occuper une place libre auprès de sa mère ?

En ce qui concerne les enfants mâles dans les sociétés maghrébines contemporaines, D. Morsly 361 relève une dérive dangereuse dans la relation avec leurs mères, le discours islamiste leur attribuant le rôle inversé d’éducateurs pour des mères indignes ou non complètement conformes. La contemporanéité de Tunisiennes est explicite : le spectateur reconnaît au discours de Fatiha l’Algérie contemporaine avec ses massacres sanglants et le problème des islamistes. Depuis 1987, La Tunisie assiste également, à moindre échelle, à la montée des islamistes. Certes la situation n’est pas aussi extrême qu’en Algérie, néanmoins la société tunisienne est de plus en plus infiltrée par le discours islamiste. Lorsque la mère est menacée de mort par la modernisation inéluctable au Maghreb, caractérisée par le sujet qui entre en conflit avec le nous collectif, la question qui se pose alors légitimement est bien celle de savoir si l’intégrisme n’aurait pas finalement comme objectif la restauration par le fils du pouvoir perdu par l’homme sur la femme dans la nouvelle famille conjugale? S’agirait-il alors d’une tentative de restauration ou de l’hypertrophie d’une forme dégradée de patriarcat dans lequel le pouvoir familial serait détenu par le fils redevenu l’ultime gardien de la tradition?

Il est contradictoire de voir que les apôtres zélés de la domination masculine, les artisans de son inculcation, de sa reproduction, se trouvent être femmes elles-mêmes : des mères. Comment se peut-il que des femmes soient “ aliénées ” à ce point ? Des apparences aussi paradoxales n’ont pas manqué de susciter bien des interrogations et des tentatives de réponse. Certains ont même cru y détecter à maintes reprises une sorte de “ matriarcat ” archaïque. Néanmoins il semble bien que ces apparences contradictoires ne soient, en fait, que les termes d’une véritable dialectique, d’une même logique patriarcale faisant place, en son sein, à un certain pouvoir ou contre-pouvoir des mères des garçons, ces productrices d’hommes. En vérité, ces contradictions inhérentes aux sociétés patriarcales n’apparaissent incompréhensibles et difficilement supportables qu’en raison des profonds changements qui affectent ces sociétés. Hommes et femmes en Tunisie viennent à ressentir des nouveaux inconvénients des rapport entre les sexes qui, autrefois intégrés dans un système cohérent de valeurs, sont aujourd’hui de plus en plus inadaptés, dans un nouveau contexte, à d’autres conditions de vie. N’a-t-on pas en Tunisie, dès l’indépendance du pays, mis en oeuvre une politique de limitation de la fécondité, mettant ainsi en cause l’image omniprésente et combien vénérée de la femme “ mère-avant-tout ” vouée essentiellement à la maternité, au seul rôle vraiment valorisé de productrice de mâles ? Ainsi ce sont les bases mêmes de la société tunisienne, la distribution respective des hommes et des femmes, les modalités de leurs rapports, les termes de leur entente, les finalités de leur vie commune qui se trouvent remis en cause. Il en ressort de cette étude filmique des rapports mère/fils et mère/fille qu’en l’absence de toute idéologie du couple, les mères tunisiennes excluent tout mouvement vers le père. Que devient alors le père dans cette dyade? Quelle est sa relation avec sa fille et avec son fils? Quelle position occupe-t-il dans les rapports des sexes?

Notes
359.

A. Djebar dans N. Sada, Littérature et Cinéma en Afrique francophone. Ousmane Sembène et Assia Djebar, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 181.

360.

A. Dore-Audibert et S. Khodja, op. cit., p. 150.

361.

D. Morsly, dans Ibid., p. 251.