III.2. La passation de pouvoir : du père au mari

Dans la Tunisie contemporaine, certes, l’éducation des petites filles peut parfois être moins sévère que le reste des pays arabo-musulmans, il n’en reste pas moins que le “ dressage ” des fillettes continue. La fillette doit surveiller son maintien, baisser les yeux, discipliner son regard. Dans Tunisiennes, film contemporain, Majid ordonne sévèrement à sa fille cadette : ‘“ Hajer! Baisse les yeux quand je te parle! ”’ La petite fille doit se conduire envers les hommes avec le plus grand respect, consciente de l’autorité et de la supériorité masculines. Dès l’âge de quatre ou cinq ans, la petite fille doit se tenir à l’écart des garçons et des hommes en général. Dès cet âge, le ségrégation lui est imposée avec fermeté. Dans les milieux conservateurs, elle ne doit plus jouer avec les garçons ni demeurer en la présence des hommes, exception faite de son père ou de ses frères.

Un plan dans Tunisiennes nous montre les conséquences désastreuses de cette éducation sur les petites filles. Lors d’un dîner chez ses grands parents, la petite Hajer est entrain de feuilleter une bande dessinée. Un petit cousin vient s’asseoir à ses côtés. Hajer se déplace brusquement sur le côté et lui demande sèchement : ‘“ Ne me touche pas! ”’ Dans une séquence précédant celle du dîner familial, le père s’adresse à ses deux petites filles pour les mettre en garde contre le danger “ des garçons ”. Il use même de la menace afin de persuader ses petites filles des risques qu’elles encourent ou plutôt qu’elles font encourir à l’honneur de la famille toute entière en fréquentant des garçons :

‘“ Vous avez de la chance d’avoir un père libre comme moi. Avec un autre vous serez verrouillées. Je n’aime pas la fréquentation des garçons, c’est un péché. C’est une mauvaise éducation, pas digne de filles de bonne famille. Si jamais un garçon vous invite à jouer et vous l’écoutez, plus personne ne voudras de vous. Si un garçon vous touche, vous êtes foutues! ” ’

Majid domine et règle la situation dans les rapports avec sa fille aînée :

  • Majid : Montre-moi ce qui est écrit dans ta main.
  • Azza : c’est rien.
  • Majid : [il lui saisit brutalement la main où est marqué le nom d’un garçon de l’école] Sami! C’est qui ce garçon! Enlève-moi cette saleté! [il la secoue violemment] C’est ce qu’on vous apprend à l’école? Va te laver la main! Tout de suite!”

Cet ordre montre son autorité sur sa fille qui obéit à son injonction en suivant exactement la direction qu’il lui a indiquée. Cette domination est accentuée par le regard masculin qui prend en charge cette scène et par le retrait du personnage féminin qui l’évite, baisse les yeux et sort en silence.

On retrouve au sein du couple père/fille la même relation passionnelle, fascination/répulsion, qui caractérise le couple mère/fille. Dans Tunisiennes, Aïda se confie à Fatiha : ‘“ Mon père me manque. Quelque chose m’éloigne de lui. Une cassure. ça fait des années. Tu sais il ne m’a jamais embrassée... ”’ ; et Fatiha qui répond : ‘“ Quant à moi, je n’ai jamais regardé mon père dans les yeux ”’. Dans une autre séquence, Senda, la fille d’Aïda, demande à Fatiha si elle a un père. Cette dernière répond par un silence significatif : chez elle, la figure du père est inexistante. L’absence d’affection paternelle n’enchaîne nullement la fille à son père, de par un désir sexuel absent de leur relation. L’attitude du père fait donc échec à l’évolution oedipienne de sa fille en se posant comme instance insatisfaite et insatisfaisante à son propre désir et au désir de sa fille. ‘“ La dureté du mâle arabo-musulman en général renvoie à cette peur obsessionnelle qu’il éprouve quant à la sexualité féminine. L’horreur qu’une motivation incestueuse inspire normalise l’agressivité du père par rapport à sa fille. Maintenir la fille dans un état d’exclusion, c’est se protéger contre les tentations incestueuses qu’un corps jeune peut éprouver ou provoquer’ ‘ 366 ’ ‘ ”’. Une fille est donc une source d’angoisse permanente car elle porte en elle la tentation du mal et du déshonneur. L’agressivité du père est une réponse à l’atteinte de son narcissisme ; la suspicion des frères, des oncles, des cousins sont une façon de faire détester le mâle à la fille et par conséquent de l’en éloigner. Dans les films du corpus, la peur que certaines filles ou femmes ont des mâles de la famille peut tourner à l’obsession (cf. Amina et sa petite fille Hajer dans Tunisiennes, Alia dans Les Silences du palais, Salouha et Leïla dans Halfaouine.)

Même après le mariage, la femme demeure sous la domination des siens qui ont autorité sur elle et peuvent la châtier n’importe quand et pour n’importe quoi. Aïda ne voulait pas dire à sa famille qu’elle divorçait de peur qu’ils ne l’en empêchent. Fatiha vit dans la peur de voir un jour l’un des hommes de sa famille débarquer à Tunis pour la ramener de force à Alger. Violent et frustrant, le père dans les films du corpus constitue une image négative et non identificatoire pour sa fille. Ce rapport, vécu sur un mode conflictuel, ne permet pas à la jeune fille de dépasser le conflit oedipien puisque la relation de base avec le père ne fut jamais possible, à cause de l’angoisse insupportable que vivait le jeune fille par rapport à l’image paternelle. Ce rapport ne permet donc pas d’intérioriser un idéal du moi solide et autonome.

Dans Tunisiennes, le père apparaît comme l’instance autoritaire et “ interdictrice ”. En effet, ‘“ le père individu d’honneur est une personne moralement responsable du contrôle de tous les sujets qui sont sous son autorité’ ‘ 367 ’ ‘ ”’. Durant la séquence du repas familial chez les parents d’Amina, cette dernière intervient pour manifester son désaccord face à la volonté de sa famille de marier sa jeune soeur Aziza. Le père ne tolère guère ce genre d’intervention. Un gros plan nous le montre en train d’attirer l’attention de Majid sur les paroles d’Amina. Suite à un échange significatifs de regards, Majid intervient pour remettre sa femme à sa place. Par le biais du regard, le père demande à Majid de rétablir l’ordre car l’intervention d’Amina au milieu des hommes est jugée comme un manque de respect, surtout quand sa parole s’oppose à la parole masculine. Si M’hamed félicite Majid de son intervention et lui rappelle : ‘“ j’ai élevé mes enfants avec des principes. Je n’aime pas le manque de respect ”’. Son honneur est menacé s’il n’obtient pas la soumission et l’obéissance que les autres lui doivent jusqu’à sa mort. Cette rigueur dans la conduite du père répond à une double nécessité : Amener la fille à occuper la place qui lui revient, à accepter son infériorité comme un fait naturel et nécessaire à la cohésion du groupe, à manifester sa totale soumission et dépendance aux mâles, à renoncer à ses instincts et à faire abstraction de sa personnalité.

En effet, le mariage est considéré comme une passation de pouvoir du père au mari. Ce dernier se substitue au père en tant qu’agent d’autorité. Cette substitution est définitive puisque son mariage fait de la femme la propriété de son mari. Dans Tunisiennes, l’image du père (et même celle de tous les mâles de la famille) est d’emblée projetée sur le mari qui représente la nouvelle image incarnant l’autorité, la force et la protection. Investi en tant que chef de famille, Majid devient le prolongement de l’image paternelle. Son âge lui confère l’autorité nécessaire au maintien de la supériorité masculine. Amina quitte donc l’autorité du père pour celle du mari qui doit assurer l’intérim en préservant l’idéal collectif par l’obtention de la soumission de son épouse aux valeurs sociales et familiales : c’est son rôle de chef de famille.

Néanmoins, comme le précise le psychanalyste Ch. Baudouin 368 , plus l’attitude hostile envers le père est restée à l’état inconscient, plus radical est le transfert sur toute autre forme de pouvoir. Le père terrible craint et admiré, menaçant et protecteur, est alors personnifié par le tyran. Cette prise de conscience peut entraîner une volonté compensatrice de puissance. En tant que mécanisme de défense la compensation aboutit à un excès. Ainsi, les héroïnes de Tunisiennes, Aïda et Amina, malgré le handicap de leur féminité, surpassent-elles le “ maître ” en courage, détermination, audace sexuelle et verbale et s’accaparent le devant de la scène, tout en sachant que leur attitude va leur coûter l’exclusion ou les conduire au divorce.

La révolte de toutes ces insoumises de l’histoire et leur audace à s’emparer du feu défendu rappelle l’aventure de Prométhée. Expliqué psychanalytiquement, le mythe présente en un premier temps l’admiration envieuse envers le Père (tout ce qui représente l’autorité, le pouvoir), en un deuxième temps, le désir de lui ravir son prestige -son feu- et en troisième lieu, le châtiment pour avoir dérobé ne serait-ce qu’une étincelle. Ravir le feu, c’est ravir l’attribut viril du père pour se libérer de son emprise. Mais sous l’effet de la culpabilité s’élabore alors, selon la loi du talion, ce que la psychanalyse appelle “ la fantaisie de mutilation ”, complexe étroitement lié à l’Oedipe. En effet, toutes celles qui se dressent contre l’autorité, qui osent ignorer la loi du talion, subissent, physiquement ou psychologiquement, la castration (selon le mot de Freud) ou la mutilation (selon Baudouin). Nous découvrons à travers la galerie des portraits féminins des films que les héroïnes subissent toutes, chacune à sa façon, cette mutilation qui se manifeste notamment dans une douloureuse solitude. C’est le triste prix à payer pour leur liberté. Il est intéressant de se demander si les rapports père/fils souffrent de la même oppression de la Loi patriarcale? Les garçons, de par leur appartenance au sexe “ fort ” subiraient-ils moins que leurs soeurs le despotisme de la figure paternelle?

Notes
366.

A. Serhane, “ Le sillon de la misogynie ”dans A. Dore-Audibert et S. Khodja, op. cit., p. 14.

367.

H. Bendahman, op. cit., p. 145.

368.

Ch. Baudouin, Psychanalyse de l’art, Paris, Lacan, 1929, p. 123.