IV.2. La violence du père et la complicité de la mère

Nous avons mentionné à propos de la figure de la mère que le regard posé par le personnage/narrateur sur la mère est le plus souvent porteur d’une charge affective tandis que le regard posé sur le père est plus critique. Dans Halfaouine et L’Homme de cendres, le père est représenté comme un despote qui règne sur la destinée des femmes de la maison, un personnage imprévisible dont on craint la colère et la punition. Dans Halfaouine,le personnage-narrateur, Noura, décrit le père comme un être tyrannique, qui entretient avec son fils une relation basée sur la peur et la violence. Cette relation dépend du bon-vouloir du père qui impose sa volonté aussi bien psychologiquement que physiquement. La première séquence qui réunit Noura et son père dans le film nous montre la violence de ce dernier qui se déploie au détriment du fils. Dans cette séquence, Si Azzouz accuse Noura : ‘“ Tu cours les filles à ton âge? Tu te crois sans père? Tu veux me tuer! Tu vas pleurer pour ça! ”’ Il se met ensuite à battre violemment le petit garçon fermement immobilisé par un autre personnage aussi violent et hypocrite que le père, le “ très religieux ” Cheik Mokhtar. Des plans alternés nous montrent en gros plans la mère et la tante de Noura, La’ Jamila et Salouha, qui assistent impuissantes et silencieuses à ce déchaînement de violence qui s’exerce légitimement sous l’honorable prétexte de “ correction ”.

Hachemi, dans L’Homme de cendres, subit le même comportement abusif. Dans son cas, c’est encore plus choquant puisqu’il est adulte, sur le point de se marier. Dans une séquence du film, Hachemi manifeste son désaccord vis à vis de sa famille qui désire le marier contre son gré. Dans cette scène, le père se jette sur le fils et se met à le battre violemment avec sa ceinture (photo n° 25). Cette séquence nous montre Hachemi par terre, recroquevillé sur lui-même, le dos lacéré jusqu’au sang. Il subit en silence les coups et les insultes de son père et ne manifeste aucune rébellion. A l’instar de la même séquence de violence paternelle dans Halfaouine,des plans alternés nous montrent les femmes de la maison, notamment des gros plans sur la mère et la soeur de Hachemi, qui assistent impuissantes à ce spectacle d’une rare violence (photo n° 26). En effet, les femmes n’interviennent pas car il n’est pas dans les coutumes maghrébines et tunisiennes d’empêcher le père d’exercer sa violence sur les membres de sa famille. Cette violence revêt l’honorable nom de “ correction ”, et le père est donc autorisé, en tant que gardien de l’honneur, à corriger les membres de sa famille. Les brutalités physiques et psychologiques que Hachemi subit de la part de son père sont montrées en présence des assemblées de femmes. Ces assemblées ont le mérite de faire apparaître la complicité féminine, mais elles ne la créent pas ; elles ne sont que le lieu d’émergence, ou le résultat.

Dans le cas de la figure du père, Si Azzouz, dans Halfaouine, il y a un écart entre ce qu’il raconte et ce que nous voyons. Noura a pu se rendre compte que son père, sous des dehors furieusement rigoristes, est en fait aussi libidineux que ceux qu’il critique, en l’occurrence le doux et inoffensif cordonnier Salih qui reçoit des femmes à l’intérieur de son échoppe, toutes portes fermées. Dans la séquence qui se passe dans l’échoppe de Si Azzouz, Noura surprend ce dernier en pleine tentative de séduction auprès d’une “ cliente ”. Un gros plan montre la main du père caressant le bras de la jeune femme. Dans le plan suivant, le jeune garçon découvre que son père possède, à l’arrière de son échoppe, toute une collection de revues pornographiques. Noura se rend compte que son père n’a rien du personnage pieux et respectable qu’il prétend être et qu’il est, en réalité, hypocrite et libertin. Ici l’autorité du père est donc mise en cause : le dit encourtla contradiction du montré. Il n’est donc guère étonnant que Noura substitue à son père réel, dont l’image est défaillante, une autre figure paternelle plus séduisante, celle du petit cordonnier Salih : poète, chanteur et musicien, amateur de la “ Boukha ” (eau de vie de figue) et des femmes. Il renvoie au jeune garçon une figure paternelle attractive et riche et l’initie au “ monde des grands ” avec sagesse et humour. La figure du père sort dans ce cas des sentiers classiques de rigidité et d’autorité et revêt une forme nouvelle et originale. Pour rétablir l’ordre, cette image séduisante du père se trouve mise en question par une répression sociale cruelle et aveugle qui fait que Salih est, à la fin du film, conduit en prison. Aux yeux de ses adversaires, son principal défaut est de ne pas se cacher et de dire ce qu’il pense ouvertement, avec humour et malice, dans un langage à double entente.

La dernière séquence du film représente Noura en fuite, et son père le poursuivant et le menaçant de “ le tuer ” à cause de l’incident avec Leïla. Les nouveaux rapports femme-homme (Leïla-Noura) s’imposent sur les “ anachronismes ” du père. La musique diégétique qui accompagne la fuite de Noura sur les toits, “ Vole oiseau des terrasses, vole ”, chanson diégétique composée par Salih, le père symbolique, ponctue cette séquence ultime du film, prolonge et finalise la victoire épique du fils sur le père, des forces du bien sur celles du mal, histoire de mieux achever l’ogre...