CONCLUSION

L’analyse transversale que nous avons abordé dans ce travail envisage les films du corpus comme un seul texte dont la cohérence est relative. Elle ne vise pas à aplanir les textes singuliers, à liquéfier leurs variantes ou à les canaliser dans une dimension unique, mais tente d’établir des réseaux de correspondance entre les films et de les mettre en relation avec ce qui se joue dans leur société de référence, particulièrement les tensions entre les visions “ moderne ” et “ traditionnelle ” de l’univers féminin et des rapports hommes-femmes. Dans l’analyse des films du corpus, nous avons privilégié plusieurs aspects qui ont l’avantage d’englober l’ensemble des éléments de la représentation de la femme et des rapports entre les sexes.

Dans le premier chapitre, nous avons replacé le cinéma tunisien dans son contexte maghrébin, historique et sociologique. Ce chapitre, dans une perspective sociosémiotique, s’est attaché à l’étude des représentations sociales et de l’intertextualité en tenant compte du film et de son contexte. En effet, il était utile de montrer comment les films traitent-ils du contexte et comment y inscrivent-ils l’univers féminin et les rapports entre les sexes. Dans le deuxième chapitre, nous nous sommes intéressés aux interrelations entre littérature et cinéma. Notre propos a été de tenter de démonter les rapprochements entre les récits écrits et les récits filmiques à travers “ la notion d’influence ” la plus significative de la littérature sur le cinéma : la narratologie.

Dans le chapitre suivant, nous avons fait l’examen des niveaux narratifs. La narration fait appel aux personnages, féminins et masculins, qui, eux aussi, racontent. Elle nous a permis de repérer les positions et les places prises par ces personnages. Dans cette perspective, les personnages sont des entités en perpétuelle transformation qui sont traversées par des faisceaux de contradiction. La modalité du savoir est le point nodal des distinctions qui sont établies dans le film entre, les personnages, les narrateurs et le spectateur. La notion de focalisation renvoie aux modulations du savoir entre ces trois unités. La superposition des trois pôles de savoir, personnage/narrateur/spectateur, montre que le savoir se partage, se diffracte et s’éparpille entre personnage et narrateur, narrateur et spectateur. Le savoir devient dès lors l’une des principales constituantes des systèmes évaluatifs à l’oeuvre dans le récit filmique. Dans ces systèmes se dévoile la compétence des personnages concernant le savoir-faire, le pouvoir-faire et le devoir-faire. La formation de ces micro-univers dans lesquels les compétences se confrontent règle l’univers féminin et les rapports femmes-hommes, ainsi que toutes les représentations qui leur sont adjacentes. Une telle analyse suppose la non-clôture du texte filmique et son ouverture aux autres textes de la culture. La lecture qu’en fait le spectateur dépend de sa compétence encyclopédique générale et du contexte socioculturel qui l’entourent. La construction d’une cohérence intertextuelle fait donc appel à la fois aux propositions que développe chaque film en rapport avec les autres films, et à la manière dont il cite son espace culturel.

L’analyse transversale du corpus des films tunisiens que nous avons présentée dans ce travail a révélé les différentes formes prises par la figure de la femme et des rapports hommes-femmes. Nous avons retenu la représentation du couple et la thématique de la parole comme deux éléments essentiels de ces formes. L’espace a également été une modalité définitoire fondamentale. Nous nous sommes concentrés sur les attributs typiquement “ masculin ” et “ féminin ” des divers espaces retenus. Nous avons abordé le traitement filmique du corps et de la sexualité en montrant les principaux enjeux sociaux qu’ils soulèvent. Enfin, nous avons terminé par le traitement des figures paternelle et maternelle dans la représentation de l’univers féminin et dans les rapports femmes-hommes.

Ces différentes formes sont tributaires des mises en passé/présent particulières à chaque film et renvoient, dans leur ensemble, à une conception spécifique de la tradition et de la modernité. Plus précisément, c’est à travers la combinaison de toutes ces formes qu’émergent les ambiguïtés et les blocages sur lesquels butent les propositions émancipatoires des textes filmiques. A un type traditionnel de rapports femmes-hommes, construit à partir de la prédominance masculine, répondent, dans le présent, les nouvelles responsabilités féminines. Or, celles-ci ne sont pas encore entièrement acceptées et font face aux résistances masculines. D’une part, ces résistances demeurent et sont confrontées dans le présent qui les a produites, d’autre part le récit filmique tend à les reconduire dans le passé. Il réalise ainsi une opération d’absolution du présent. Que peut signifier cette négation ou cet effacement partiel du passé, si ce n’est l’effacement progressif des deux logiques culturelles (la religion et l’honneur) qui fondaient les rapports entre les sexes et leur remplacement par de nouveaux rapports?

L’étude de la thématique du couple a fait ressortir le malaise qui caractérise le duo féminin/masculin. Ce malaise rend impossible la communication et le rencontre entre l’homme et la femme. Résoudre ce malaise, tel est le principal défi qui se pose à la nouvelle génération en Tunisie.

Tant que les femmes ne disposent pas d’accomplissements autres et complémentaires de la maternité, tant qu’elles ne sont pas considérées par les hommes comme des personnes aptes à exercer des rôles, des fonctions semblables aux leurs, tant qu’elles ne sont pas à la fois des femmes désirables, certes, mais aussi des compagnes partenaires d’une relation riche de communication, ce “ décalage ” générateur de malaise, dénoncé par les films, ne peut être aboli. Tant qu’aucun espoir de communication, d’épanouissement intellectuel et affectif n’existe dans le couple conjugal, tant que les femmes demeurent des mères-avant-tout, et la relation hétérosexuelle la plus satisfaisante, la plus profonde et la plus riche d’affectivité demeure toujours la relation mère-fils.

Le malaise dont souffre la relation femme-homme atteint son paroxysme dans le domaine du sexuel, domaine sur lequel pèse plus fortement les interdits. Nous avons vu que dans la conception islamique, même si la sexualité est glorifiée (elle répond à l’ordre du divin), les règles qui la déterminent soumettent paradoxalement à de fortes contraintes les acteurs sociaux qui la pratiquent ; parmi ces contraintes figure le principe de la religion et celui de l’honneur. Ces deux logiques réservent aux deux sexes, et particulièrement à la femme, des places précises. Selon l’acception coranique, la sexualité féminine est active et a pour corollaire la faiblesse masculine. Ce qui rend le corps féminin dangereux. A l’heure actuelle, ces deux logiques connaissent de profonds bouleversements en Tunisie. Elles ont été entamées par des interventions extérieures, notamment par celles des structures étatiques qui se sont substitués aux sages et aux instances traditionnelles (Bourguiba contre l’institution religieuse de la Zeitouna). Mais la religion et l’honneur sont comme un phoenix : leurs règles persistent encore. Ces deux logiques restent très vivantes, la première sous forme tacite, la seconde un peu plus bruyamment (cf. le renouveau du mouvement islamique). Leur persistance dans une Tunisie “ moderne ”, véritable porte ouverte sur l’actualité occidentale et sa nudité profane, constitue une source de tension considérable que le cinéma tunisien a tenté de reproduire en décrivant le malaise qui ronge la relation homme-femme.

Ce malaise entre les jeunes gens des deux sexes procède de l’insatisfaction, fort mal vécue, due à la trop grande distorsion entre les anciens modèles et les nouveaux modèles, les aspirations et l’impossibilité de les mettre en oeuvre. Le conformisme gagne souvent et les jeunes gens se (re)lancent rarement dans l’aventure du couple car il faudrait qu’il existe une réelle possibilité de communication entre hommes et femmes, un langage commun qui reste à inventer. Dans cette Tunisie contemporaine, les jeunes gens doivent renoncer à se couler dans les rôles préparés pour eux, il leur faut à présent adopter des rôles nouveaux, il leur faut innover ; ce qui implique de prendre des risques personnels puisque l’insertion sociale comme la destinée de chacun deviennent individuelles et doivent être à présent assumées isolément, sinon à deux. Devant une telle aventure, la plupart des jeunes gens retournent au confort de la règle patrilignagère sécurisante qui prend chacun en charge et se laissent marier selon la tradition. Cependant, le malaise ainsi dénoncé dans les films du corpus est le symptôme d’une sensibilité, d’une réflexion sur les problèmes, réflexion qui peut amener à une compréhension plus poussée et à des changements décisifs dans les représentations comme dans les comportements des femmes et des hommes en Tunisie.

La deuxième forme prise dans les films du corpus, la parole, renvoie également à la conception spécifique de la tradition et de la modernité. A un type traditionnel de parole construit à partir de la valorisation de la parole masculine et du dénigrement de la parole féminine, répond, dans le présent, un nouveau type de parole qui permet le déploiement de la voix féminine. Néanmoins, cette voix est un glaive à double tranchants : d’un côté elle permet de libérer les femmes, et d’un autre côté elle sert à étouffer tout désir d’émancipation. Dans ce cas, la parole féminine relaye la parole masculine pour condamner ou réprimer toute sorte d’émancipation chez les femmes ou les hommes qui ont choisi de se libérer du joug des traditions ancestrales. La parole est également un outil efficace qui permet à la voix féminine étouffée de traverser l’espace clos et de transpercer les espaces interdits, aussi bien masculins qu’extérieurs.

Une autre forme qui fait émerger qu’émergent les ambiguïtés et les blocages sur lesquels butent les propositions émancipatoitres des textes filmiques est celle de l’espace et du corps. La construction particulière de l’espace dans les films du corpus renforce cette hypothèse. Plus précisément, c’est à travers la combinaison de l’espace et du corps féminin qu’émergent ces blocages. Tels que nous les avons conçus dans cette étude, les rapports entre les deux sexes interagissent avec la signification donnée au corps (féminin), la définition des espaces qu’il occupe et les frontières qui délimitent les ordres du permis et de l’interdit. Les films procèdent des distinctions spatiales. Dans la division dehors/dedans, le deuxième terme n’est pas seulement, comme le prétendent plusieurs personnages, l’espace des valeurs morales ; il est aussi dévalorisé. Le dedans cache en effet des détracteurs de la morale qui donnent libre cours à leur despotisme et à leurs pulsions les plus primaires pour asseoir leur pouvoir sur ceux qui sont placés sous leur autorité. L’espace du dedans est souvent décrit comme un espace inerte, sans véritable pôle mobilisateur. A l’opposé du dedans, le dehors est un espace qui propulse le personnage dans le futur. Le dehors est le lieu d’un enjeu majeur. En effet, le prétexte d’un dedans péjoratif facilite l’argumentation en faveur d’une modernité cohésive fortement soutenue par une vision ascendante de l’histoire. C’est dans la représentation filmique de l’espace du dehors que se déconstruit la division entre les hommes et les femmes. En effet, la représentation des lieux où la mixité est obligée, comme la rue, reconduit ce qui avait été critiqué à travers partisans de la tradition, c’est-à-dire la séparation rigide des sexes. Apparaît alors dans toute son ampleur la problématique du corps.

Les limites qui entourent l’ouverture de l’univers féminin se rapportent essentiellement aux règles qui régissent le corps et la sexualité. Aborder ces deux aspects dans la cinématographie tunisienne revient à analyser encore une fois le traitement des espaces, plus précisément la représentation de l’espace intérieur féminin sur lequel pèse plus fortement les interdits. Nous avons étudié la conception du corps féminin en suggérant que la vision de ce corps dans les films du corpus doit beaucoup à la conception de celui-ci en Islam, à cause des valeurs religieuses et sociales qui imposent au corps, masculin et surtout féminin, un grand nombre de prescriptions et d’interdits. Dans l’ensemble du corpus, nous avons constaté que tous les corps sont surchargés, investis de signes spécifiques qui les distinguent les uns des autres. En effet, le corps est un carrefour de correspondances et un lieu d’échange de divers codes. Ces correspondances, qui sont d’ordre social et symbolique, opèrent sur les zonages des corps, des corps du dedans et du dehors, et départagent ceux que la loi a déjà “ consumés ” de ceux qui lui échappent parce qu’ils portent en eux les stigmates de la subversion. Les nouveaux espaces consentis au corps féminin, qui sont aussi des espaces de mixité, ne s’ouvrent pas n’importe comment et sont redéfinis sur la base de l’autorité de la loi patriarcale. Cette redéfinition est source de contradiction car d’une part on transgresse la loi des pères pour édicter de nouvelles règles ; et d’autre part on la reconduit pour redéfinir ces règles. Cette contradiction caractérise les discours filmiques du corpus sur la représentation de la femme et sur les rapports entre les sexes, et exprime un moment de transition par lequel s’effectue une redisposition des places des deux principales figures d’autorité, les pères et les mères.

Il serait en effet plus juste de parler d’une seule figure d’autorité, celle des pères, puisque les mères servent en fait de substituts paternels. Il est contradictoire de voir que les apôtres zélés de la domination masculine, les artisans de son inculcation, de sa reproduction, se trouvent être femmes elles-mêmes : des mères. Il semble bien que ces apparences contradictoires ne soient, en fait, que les termes d’une véritable dialectique, d’une même logique patriarcale faisant place, en son sein, à un certain pouvoir ou contre-pouvoir des mères des garçons, ces productrices d’hommes. Or, en dénonçant la complicité, et la responsabilité, des femmes, les films visent d’abord ceux qui le régissent, à savoir les hommes qui sont en même temps des pères. En effet, la façon particulière qu’ont ces films de faire référence au passé, privilégiant les nouveaux rapports sur les anciens, est renforcée par des connotations péjoratives qui entourent le dedans soumis à la loi patriarcale. Les pères, et les mères, du dedans, défenseurs de l’honneur et de la séparation rigide des sexes sont dépassés, littéralement et métaphoriquement par la nouvelle logique qui attribue une “ nouvelle page aux femmes ”, comme le dit si bien le personnage de Slah dans Tunisiennes. Lorsque les pères ne sont encombrants et contestés, ils sont absents.

A travers les hésitations et les résistances, les films du corpus, bien qu’ils ne parviennent pas à radicaliser leurs propositions sur la représentation de la femme et des rapports des sexes, ébrèchent la place des pères et des mères. D’où une reformulation implicite des rapports entre les sexes tels qu’ils sont définis par les pères ; d’où aussi le remplacement et le déplacement d’une loi par une autre qui décale les anciennes configurations au profit des nouvelles. Ce moment de transition peut être fatal aux pères et aux mères déjà menacés par les divers bouleversements (colonisation, indépendance, scolarisation). Les systèmes symboliques qui confèrent à leur place toute sa force et sa puissance ne semblent plus jouer comme naguère. Les films du corpus nous disent que, dans la Tunisie post-indépendante, le roi - le patriarche tout puissant - est nu, c’est-à-dire impuissant, indigne ou incapable, ils nous disent tout aussi brutalement et massivement que les femmes actives et libres sont un danger mortel pour la société patriarcale. G. Grandguillaume remarque, suite aux transformations dans les sociétés du Maghreb contemporain, que les langues maghrébines sont prises dans leurs mots et sont ‘“ incapables de dire ce qu’elles ne disaient pas, [c’est-à-dire] la liberté du désir individuel’ ‘ 372 ’ ‘ ”’, et conclut à une fracture du symbolique dans ces sociétés. Se pose alors la question de la légitimité de la place des pères et des mères en tant que désignation des mécanismes d’identité, “ topos ” où se fait la transmission et l’entrée dans la langue, autrement dit l’identification symbolique. La représentation de la femme et des rapports entre les sexes soulève la question fondamentale de la transmission et de ceux qui en sont les supports, le père et la mère. En raison précisément de son pouvoir d’évocation, l’écriture filmique intervient dans cette structuration et menace la place des pères et des mères et phagocyte leur dire.

Nous avons exploré tout au long de cette étude les différentes formes qui caractérisent les rapports entre les sexes. Au bout de cette analyse transversale, nous constatons que des tendances contradictoires et simultanées parcourent les films du corpus. D’une part les rapports femme-homme ne sont plus ce qu’ils étaient : une “ nouvelle page ” s’est ouverte aux femmes ; l’image des pères (et des mères), c’est-à-dire des représentants de l’ancien ordre, est entamée et affaiblie, et enfin, l’ordre communautaire est ébranlé par les velléités du couple moderne. D’autre part les nouveaux rapports homme-femme sont redéfinis sur la base du strict consensus de l’image sociale et valorisée de la femme sérieuse et traditionnelle, et inversement sur la marginalisation du “ corps-désir ”. Autrement dit, ces redéfinitions reconduisent les règles édictées par les pères (et leurs complices, les mères) qui sont par ailleurs critiqués négativement. La représentation des rapports femmes-hommes renverrait donc à la contradiction.

Que de contradictions apparentes dans les relations entre les hommes et les femmes de la Tunisie! Nous nous permettons pour conclure ce travail de citer longuement C. Lacoste-Dujardin qui place également ces rapports, au Maghreb, sous le signe de la contradiction : ‘“ Contradictoire est l’attitude des hommes à l’égard des femmes, tantôt les méprisant, les bafouant, les opprimant, tantôt les encensant, révérant, adorant mais toujours les redoutant. Contradictoires, le souci permanent de la sexualité et la ségrégation rigoureuse qui sépare les sexes. Contradictoire l’extrême importance accordée à l’exercice de la sexualité masculine et l’étouffement de la sexualité féminine. Contradictoires aussi, l’extrême pudeur, le mustisme sur les rapports au sein des couples et l’écho public fait à la défloration lors du mariage. Contradictoires encore le silence des hommes entre eux au sujet des femmes qui leur sont proches, et la libre parole des femmes entre elles, sans ménagement pour les travers masculins. Contradictoires l’affirmation de la violence comme valeur virile, la mâle assurance d’une incontestable supériorité des hommes sur les femmes et le recours au giron maternel ; l’indépendance masculine proclamée, mais une dépendance à la mère toujours vivace. Contradictoire enfin que les apôtres zélés de cette domination masculine, les artisans de son inculcation, de sa reproduction, se trouvent être femmes elles-mêmes : des mères’ ‘ 373 ’ ‘ ”’.

En vérité, ces contradictions inhérentes aux sociétés patriarcales n’apparaissent incompréhensibles et difficilement supportables qu’en raison des profonds changements qui affectent ces sociétés. Hommes et femmes en Tunisie viennent à ressentir des nouveaux inconvénients des rapport entre les sexes qui, autrefois intégrés dans un système cohérent de valeurs, sont aujourd’hui de plus en plus inadaptés, dans un nouveau contexte, à d’autres conditions de vie.Les films du corpus baignent dans la contradiction, une situation qui favorise la redisposition et le renouvellement des ordres de pouvoirs ainsi que leurs transferts. Bien que les films soient réalisés à peu près exclusivement par des hommes, ils témoignent souvent d’une prise en compte souvent complexe de ce qu’on pourrait, culturellement parlant, définir comme un point de vue “ féminin ”, c’est-à-dire des façons de penser et de sentir que l’universel masculin traite traditionnellement avec condescendance sinon avec mépris. Dans les films du corpus, les valeurs “ féminines ” sont utilisées dans une logique de régénération du masculin qui s’adresse à la société dans son ensemble.

Malgré les vicissitudes de l’Histoire, la condition habituelle de la majorité des femmes tunisiennes reste encore défavorable. Bien qu’elle ait réussi, depuis l’indépendance, à améliorer le statut de la femme par rapport au reste des pays arabo-musulmans, la Tunisie n’a pas su poursuivre ce processus de développement. Dans la Tunisie d’aujourd’hui les femmes sont réduites au silence différemment alors qu’elles représentent la majorité de la population, elles n’ont, politiquement, aucun poids. A l’aube de ce nouveau siècle, la conception du modernisme pour une femme de Tunisie est assez particulière : certaines conquêtes personnelles sont possibles, ce n’est toujours pas le cas pour les conquêtes sociales. Les femmes tunisiennes sont marginalisées à cause d’une nouvelle redéfinition des rôles sociaux et, phénomène insolite au Maghreb et dans le monde arabo-musulman, à cause de revendications sexuelles 374 . Les revendications des Tunisiennes n’ont donc fait que les marginaliser et creuser davantage le fossé qui les sépare des hommes dans une société tunisienne déjà caractérisée par la tension dans les rapports entre les femmes et les hommes.

Néanmoins, l’appel adressé aux femmes et aux hommes aujourd’hui indique que le nouveau modèle de féminité ne peut être réalisé par un seul individu ou par les femmes seulement, mais que tous les deux sexes devront travailler au changement de façon à concevoir à nouveau ce que sont féminité et masculinité. Ce nouveau modèle reprendra l’héritage culturel si précieux, mais il sera également construit par des femmes qui n’auront pas peur de faire entendre leur voix et de défendre leurs droits, et par des hommes capables d’abandonner leur pouvoir et de se rebeller aussi contre le système conventionnel des relations entre hommes et femmes. Comme on l’a vu, on peut littéralement parler d’un “ modèle imaginé ”, puisque celui-ci relève d’un projet pour lequel il faudra se battre, d’un horizon à atteindre et non pas d’un fait accompli. Et malgré les ambiguïtés et les contradictions touchant à la féminité et aux rapports entre les sexes, le discours commun des films du corpus offre l’esquisse d’un projet féminin pour la construction d’une société tunisienne renouvelée. Imaginer cette société et la place qu’y occuperont les femmes, est plus que jamais au coeur du combat dans le monde maghrébin chambardé de nos jours.

Au terme de ce voyage plein d’imprévus à travers le cinéma tunisien, nous avons l’impression d’avoir découvert un continent d’une richesse inespérée : nous-mêmes formés par la cinéphilie, nous pensions que l’intérêt de ces films était surtout sociologique. Notre surprise aura été de prendre réellement goût à ce cinéma, non seulement grâce à l’extrême variété des figures d’acteurs et d’actrices qu’il nous propose (par rapport à la plus grande uniformité de types physiques et psychologiques du cinéma égyptien), mais aussi à travers les histoires qu’il nous raconte, issues d’une culture “ adulte ”, alors que le cinéma “ tout-public ” égyptien est souvent corseté par la censure infantilisante 375 .

On pourra peut-être nous reprocher un recours trop systématique aux analyses de scénarios, aux dépens des caractéristiques formelles des films, qui participent également à la production du sens. Notre approche relève en fait plus du littéraire/thématique que du cinématographique/formel. Notre travail est défricheur dans le domaine du cinéma tunisien. D’autres chercheurs devront reprendre le flambeau... Mais nous espérons surtout avoir contribué à élargir la brèche dans ‘“ le mur du formalisme qui [nous] paraît aujourd’hui, enfermer dangereusement les études de cinéma en France. Les formes n’ont d’intérêt que parce qu’elles produisent du sens dans un contexte socioculturel qu’elles encourent à créer’ ‘ 376 ’ ‘ ”’. Notre goût pour les oeuvres, cinématographiques et littéraires, est fonction de leur capacité à nous faire comprendre d’où nous venons, de même que notre goût pour les cultures naît aussi de notre désir d’appréhender l’Autre comme un éclairage particulier sur nous-mêmes.

En l’occurrence, nous avons tenté d’acclimater, en prenant en compte les spécificités de l’héritage culturel français et tunisien, deux orientations venues des pays anglo-américains et qui nous semblent d’une grande fécondité : d’une part le “ cultural studies ” qui cherchent à appréhender le champ culturel en dehors des normes de la culture dominante ; en ce qui concerne le cinéma, il s’agit de dépasser “ l’auteurisme ” (qui a eu naguère un rôle de légitimation culturelle indispensable) pour étudier les représentations filmiques sans a priori esthétique, comme un ensemble de productions culturelles dont on tenterait de comprendre les enjeux pour la société.

L’autre courant anglo-américain dont nous éprouvé la pertinence dans notre champ de recherches, les “ gender studies ” est peut-être encore plus étranger à la tradition intellectuelle française (et maghrébine) : ‘“ étudier les identités de sexe et les rapports entre les sexes, en tant qu’ils sont construits socialement’ ‘ 377 ’ ‘ ”’, voilà la périphrase à laquelle ont dû avoir recours N. Bürch et G. Sellier pour éviter les connotations biologiques ou égrillardes du mot “ sexe ” et expliciter le mot “ gender ” qui en français fait plutôt référence à la grammaire... Mais il ne s’agit pas que d’un problème de vocabulaire! Le véritable tabou qui se révèle à ce sujet en France est d’autant plus efficace qu’il se cache derrière une illusion de transparence : les rapports entre les sexes relèveraient de la nature, ils seraient toujours-déjà-là, comme un en-deçà de la culture et de la société. On voit bien, dès qu’on prend la peine d’y regarder de plus près en quoi ce “ naturel ” protège le système éminemment social de la domination patriarcale (et la position de la France en lanterne rouge des pays développés pour la participation des femmes au pouvoir économique, politique et culturel indique bien les enjeux de cette “ transparence ” proclamée. Alors que dire de la Tunisie...

Mais ce refus de plus en plus crispé, dans les pays du Sud de l’Europe et du Maghreb, de soumettre à l’observation les rapports sociaux de sexe (les Etats-Unis servant opportunément de repoussoir), a des effets néfastes aussi sur la recherche, en particulier dans l’étude des productions culturelles qui prennent les rapports interpersonnels comme matériau symbolique de base, le cinéma ou la littérature par exemple.

Nous espérons que ce travail, malgré toutes les maladresses et les insuffisances d’une première tentative, aura convaincu les lecteurs et lectrices de la productivité de ce type de démarche, d’autant plus que nous prenons nos distances par rapport aux dérives “ essentialistes ” qui ont tant de succès outre-Atlantique. Il nous reste donc à souhaiter que le lecteur et la lectrice, au-delà de l’intérêt qu’il a pu prendre, nous l’espérons, à ce voyage dans le passé récent et le présent de la Tunisie, trouve le goût de regarder les films tunisiens de cette époque, pour le plaisir...

Amsterdam, Septembre 2000.

Notes
372.

G. Grandguillaume, “ Père subverti, langage interdit ”, Peuples méditerranéens, n° 33, 1985, p. 175.

373.

C. Lacoste-dujardin, Des mères contre les femmes, Paris, Editions La Découverte, 1985, p. 13.

374.

En 1985, la Tunisie est le seul pays du Maghreb à avoir signé et ratifié la Convention de Copenhague sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes. S’en est suivi une action des femmes tunisiennes qui s’est ordonnée autour de la lutte contre les violences conjugales : campagnes d’affiches, de presse, ouverture de centres d’écoutes, d’accueil, conseils juridiques, aides aux femmes battues. On va se consacrer à repenser les rapports entre les sexes. La famille, disent les militantes, fonctionne comme un frein, reproduit la culture dominante, survalorise les rôles de mère et d’épouse, la division sexiste du travail dans la famille, le masochisme féminin. Dans la foulée, les femmes revendiquent l’amélioration des droits sociaux (protection de la maternité et du droit à l’avortement, égalité dans le travail). Elles s’attaquent aux tabous et interdits sexuels, réclament les moyens contraceptifs pour les hommes, des cours d’éducation sexuelle dans les écoles, repensent le célibat féminin, revendiquent le droit à la libre disposition du corps... (dans E. Ben Miled, A. Belkadi-Maaouia et M. Horchani, Education familiale et accès à la citoyenneté. La non-discimination à l’égard des femmes entre la convention de Copenhague et le discours identitaire, Tunis, UNESCO-CERP, 1989).

375.

Tout le cinéma arabe est dominé par le cinéma égyptien qui représente 90 % des diffusions cinématographiques et télévisées en Tunisie.

376.

N. Burch, G. Sellier, La drôle de guerre des sexes du cinéma français 1930-1956, Paris, Editions Nathan, 1996, p. 309.

377.

Ibid., p. 310.