PREMIERE PARTIE
UN PROJET AMBITIEUX :
L'OUVRAGE DU SIECLE

CHAPITRE 1.
HISTORIQUE DU PROJET : DU REVE A LA REALITE

I - HISTORIQUE DES PROJETS AVORTES :

I.1 Les précurseurs :

L'idée de relier l'Angleterre au continent par une liaison fixe n'était pas nouvelle. Pendant près de deux siècles, les ingénieurs se sont efforcés, des deux côtés de la Manche, de rétablir le lien qui unissait la France et la Grande-Bretagne il y a environ 10 000 ans. En effet, lors de la dernière glaciation du quaternaire, la Grande-Bretagne était reliée au Continent par un isthme qui fut par la suite recouvert par la mer, en l'occurrence la Manche, qui servit de rempart naturel et de voie de communication et permit à la Grande-Bretagne d'échapper aux envahisseurs depuis le XIIème siècle. Il n'a donc pas été aisé de rendre à la Grande-Bretagne son état de presqu'île que lui avaient enlevé les courants et la houle ; une tourbe d'origine terrestre, datant précisément de 7 955 ans avant Jésus-Christ, fut trouvée au fond du détroit ce qui confirmait l'hypothèse de Nicolas Desmarest 8 dont l'ambition était de démontrer l'existence d'un isthme à l'époque préglaciaire et d'expliquer le mécanisme de sa destruction ; il fut d'ailleurs primé en 1751 par l'Académie des Sciences, des Belles-Lettres et des Arts d'Amiens pour une étude 9 qu'il avait effectuée, qui, dans un premier temps, discutait "les preuves de l'existence de l'isthme que l'histoire et la physique nous offrent" et, dans un deuxième temps, développait "en détail le mécanisme par lequel cette langue de terre aura fait place au détroit qui subsiste maintenant entre Douvres et Calais". Il ne faisait, cependant, nullement état d'un ouvrage humain en vue de rétablir la jonction entre la France et l'Angleterre.

Tout au long du XIXe siècle, un grand nombre d'ingénieurs français et anglais imaginèrent toutes sortes de projets : des tunnels sous-marins, des tunnels creusés sous le fond de la mer, des ponts sur pilotis ou suspendus à des ballons captifs, des barrages (en utilisant la force énergétique des marées et des courants)...etc. Le grand précurseur fut l'ingénieur des Mines français Albert Mathieu-Favier 10 qui, dès 1801, réussit à convaincre Napoléon de l'intérêt (en vue d'une éventuelle invasion de la Grande-Bretagne) d'un tunnel foré composé de galeries. Avec la paix d'Amiens 11 signée le 25 mars 1802, le tunnel n'était plus associé à une machine de guerre mais à un instrument d'échange ; les dirigeants français et britanniques se déclarèrent intéressés par ce projet malheureusement rapidement tué dans l'oeuf par la reprise des guerres napoléoniennes. Ce blocage politique fut le premier d'une longue série ; l'idée d'un tunnel sous la Manche, inspirée par des Français en cette période tourmentée de l'histoire, restera longtemps suspecte aux yeux des Anglais.

Un peu plus tard, Aimé Thomé de Gamond 12 consacra sa vie à étudier un lien fixe entre les deux pays et peut, à ce titre, être considéré comme le "père" du tunnel foré ; il a surtout eu le mérite d'avoir appuyé ses plans sur une base scientifique, rendant ses projets techniquement crédibles (il mena trois campagnes en faveur du tunnel : en 1833, en 1838 et de 1851 à 1856). Le 20 avril 1856, il eut l'honneur d'aller présenter son projet à Napoléon III qui lui donna l'autorisation de mettre en place une commission nationale d'expertise. Il aurait même obtenu l'aval de la reine Victoria, plutôt sujette au mal de mer, en ces termes : "Vous pouvez dire à l'ingénieur français que s'il réussit je lui donnerai ma bénédiction, et au nom de toutes les ladies d'Angleterre" 13 . Lord Palmerston 14 fut, quant à lui, plutôt catégorique dans le sens opposé : "Comment ? Vous voulez que nous contribuions à une oeuvre dont l'effet serait de raccourcir une distance que nous trouvons déjà trop courte" 15 ? Il semblerait que Thomé de Gamond était dans le vrai quand il déclarait "que rien ne pouvait être fait en France pour l'exécution de ce projet tant que les Anglais n'en auraient pas pris l'initiative" 16 . Lord Palmerston révisa d'ailleurs sa position par la suite en admettant le bien-fondé d'une telle idée : "Ce projet sera mené à bien, parce qu'il est respectable et parce qu'il a la faveur de toutes les dames d'Angleterre" 17 .

Déjà, à l'époque, la presse des deux pays concernés suivait l'évènement, à cette différence près que les Britanniques montraient un peu plus d'enthousiasme que de nos jours. Ce projet représentait, du côté anglais, la possibilité de rompre l'isolement du pays, compte tenu de l'expansion des réseaux ferroviaires continentaux, en supprimant la rupture de charge due à la traversée de la Manche. Les journaux britanniques, tels que The Times, Morning Advertiser, Morning Chronicle et Globe étaient "unanimes sur son caractère moral et ses avantages économiques" 18 . Du côté français, l'enthousiasme était présent dans la plupart des quotidiens ; pour La Presse 19 d'Adolphe Guéroult du 10 février 1858, le projet représentait un symbole de concorde auquel correspondait, "particulièrement avec la tendance civilisatrice" de l'époque, "un sentiment qui se révèle dans l'amoindrissement des antagonismes et dans le concert des nations", opinion partagée par La Patrie 20 du 19 février 1858.

Par la suite, 138 projets de toutes sortes (isthmes, tubes et ponts) furent imaginés par, entre autres : Mottray, Favre, Frachot, Dunn, Mayer, Lemaître, Horeau, Boyd, Chalmers, Hawkshaw, Low, Boutet, Martin, Bateman, Burel, Passedoit, Castagnier, Barlow, Watkin, Arnaudeau, Buneau-Varilla, Kotera, Sartiaux, Faron, Mahl, Le Rouge, Basdevant, Conninck, Demart, Ishiguro, Odot... .

En 1860, le traité de libre-échange entre la France et la Grande-Bretagne, oeuvre commune de Michel Chevalier 21 et de Richard Cobden 22 , fut signé afin de "multiplier toutes les occasions de contacts incessants", pour mettre un terme aux "préjugés surannés et aux vieilles idées d'antagonisme" 23 , aux dires de William Pitt le Second 24 . Avec la signature de ce traité de commerce, une volonté de politique commune s'affirmait malgré les préjugés, les conflits ponctuels et les rivalités économiques et coloniales. William Ewart Gladstone 25 considérait ce traité comme la solution : "le sens de l'intérêt commercial pour contrer la passion de la guerre" 26 . Ainsi, à cette date, l'Angleterre s'ouvre "librement et sur un pied d'égalité aux produits du monde entier" 27 .

D'un point de vue technique et économique, la solution du tunnel foré ferroviaire fut considérée, dès 1868, comme la plus fiable et la plus intéressante.

Cet enthousiasme des ingénieurs était loin d'être partagé par les Britanniques pour diverses raisons, notamment militaires, afin de garder cette insularité qui a façonné l'histoire de l'Angleterre ; en effet, si César, les Saxons et enfin les Normands ont envahi plus ou moins brutalement les îles britanniques, l'Invincible Armada de Philippe II, les armées napoléoniennes et, plus tard, les troupes allemandes d'Hitler, en revanche, n'ont pu vaincre ni la Manche ni la flotte de Sa Majesté.

Notes
8.

Nicolas Desmarest (1725-1815), géologue français.

9.

DESMAREST, N., Dissertation sur l'ancienne jonction de l'Angleterre à la France, Amiens : Chez la veuve Godart, 1753, 158 p.

10.

voir annexe 1

11.

Traité (ou paix) d'Amiens : "Il fut conclu le 25 mars 1802 entre la France (Joseph Bonaparte) et la Grande-Bretagne (Cornwallis) à la suite des préliminaires de Londres (oct. 1801). L'Egypte était évacuée et rendue à la Turquie ; la Grande-Bretagne restituait à la France et à ses alliés la plupart de leurs colonies, mais ne reconnaissait ni les frontières naturelles de la France ni les républiques vassales. Cette paix fut rompue dès 1803", Le Petit Robert des noms propres, Dictionnaire illustré des noms propres, Paris : éditions Le Robert, 1994, p. 70.

12.

Aimé Thomé de Gamond (1807-1876), ingénieur français.

13.

SLATER, H., BARNETT, C., The Channel Tunnel, London: Wingate, 1958.

14.

Lord Henry Temple Palmerston (1784-1865), homme politique britannique. Ministre des Affaires étrangères dans le cabinet de Russel (1792-1878) ; il s’agit de son second portefeuille des Affaires étrangères. La politique très ferme de Palmerston vise à contenir l’influence des puissances continentales. Il entrave l’action de la France en Belgique en 1830, en Espagne en 1834, en Egypte en 1841. Il soutient également l’opposition libérale. Premier ministre de 1855 à 1865, il remporta de brillants succès avec le traité de Paris (1856).

15.

COLOMBOS, C.J., Le Tunnel sous la Manche et le droit international, Paris: Rousseau, 1917.

16.

RYVES, R.A., The Channel Tunnel Project: A Brief History, Londres: Botsford, 1929.

17.

THOME DE GAMOND, A., Etude pour l'avant-projet d'un tunnel sous-marin entre l'Angleterre et la France reliant sans rompre charge les chemins de fer entre ces deux pays par la ligne de Gris-Nez à Eastware, Paris : Victor Dalmont, 1857, 180 p.

18.

BONNAUD, L., Le Tunnel sous la Manche, Deux siècles de passion, Mesnil-sur-l'Estrée : La vie quotidienne, l'Histoire en Marche, Hachette, 1994, p. 27.

19.

THOME DE GAMOND, A., op. cit. p. 37.

20.

ibid., p. 38.

21.

Michel Chevalier (1806-1879), économiste français. D'abord adepte convaincu et actif du saint-simonisme, il devint ensuite partisan du libre-échange et contribua, avec Cobden, à la signature du traité libre-échangiste entre la France et la Grande-Bretagne (1860).

22.

Richard Cobden (1804-1865), industriel, économiste et homme politique britannique. Apôtre du libre-échange qui influença l'économiste français Bastiat, il contribua à l'abolition des lois protectionnistes en Grande-Bretagne (1848-1851) et fut, avec Michel Chevalier, l'instigateur du traité de commerce libre-échangiste entre la France et la grande-Bretagne (1860).

23.

ABEL, D., Channel Underground: A New Survey of the Channel Tunnel Question, Londres: The Pall Mall Press, 1961, 127 p.

24.

William Pitt le Second (1759-1806), homme politique anglais, l'un des premiers hommes d'Etat à percevoir l'importance de l'économie.

25.

William Ewart Gladstone (1809-1898), homme politique britannique, chancelier de l'Echiquier (1859-1866).

26.

ROOKE, P., Gladstone and Disraeli, 1967, p. 52.

27.

CROUZET, F., De la supériorité de l'Angleterre sur la France, Paris : Perrin, 1985, p. 353.