I.2 1874-1883 : première tentative, premier échec, premières critiques

De 1874 à 1883 eut lieu la première entreprise de construction d'un tunnel sous la Manche. Le contexte s'y prêtait ; cette époque fut caractérisée par un fort développement des transports suscité par la diffusion du chemin de fer et de la marine à vapeur, ainsi que par les multiples constructions d'infrastructures, notamment de tunnels : métro de Londres (1869), avec un tunnel foré sous la Tamise, tunnel du Mont Cenis (1871) entre la Savoie et le Piémont, tunnel du mont Saint-Gothard (1872) entre l'Italie et la Suisse. Ainsi, le projet du tunnel sous la Manche prit forme au début des années 1870. En 1874, les gouvernements des deux pays décidèrent d'accorder la concession (d'une durée de 99 ans) d'un tunnel ferroviaire foré à double voie à deux sociétés : the Channel Tunnel Company (CTC), créée en 1872, et la Société française du tunnel sous-marin entre la France et l'Angleterre, qui fût constituée le 1er février 1875. Le 2 août 1875, les deux gouvernements se trouvèrent devant un cas inédit de droit international, c'est-à-dire la propriété du sol dans la section internationale du tunnel ; le 30 mai 1876 fut signé un protocole fixant la frontière du tunnel et de la voie ferrée au milieu de la distance séparant les basses eaux au-dessus du tunnel. Pourtant, le Parlement britannique refusa de ratifier ce protocole, estimant les capitaux de la société anglaise insuffisants. Néanmoins des forages furent entrepris en 1878 à Sangatte et à Shakespeare Cliff, à l'aide des premiers "tunneliers", invention du colonel Beaumont 28 , expert en tunnels militaires. Mais, malgré la rentabilité potentielle du tunnel du point de vue commercial et financier, le Comité de défense impériale fit cesser les travaux, en juillet 1881, considérant le projet risqué sur le plan militaire. Ainsi, au moment où le tunnel sous la Manche allait enfin pouvoir devenir une réalité, la vieille méfiance britannique (militaire surtout) l'emportait sur le dynamisme des ingénieurs et des entrepreneurs et pendant près de 70 ans, les militaires britanniques mirent leur veto - pour raisons de "sécurité" - à la réalisation de l'ouvrage (interdiction qui allait être levée en 1955 seulement). Cette crainte d'une éventuelle invasion française avait hanté les Britanniques au cours de la première moitié du XIXème siècle.

Le début des forages provoqua, en 1881, le lancement d'une véritable campagne d'opposition au projet, largement inspirée par la presse britannique qui se fit fort de dévoiler les thèmes débattus au sein des états-majors. Cette campagne se traduisit par la distribution de pamphlets anti-tunnelistes dans les cercles, clubs et sociétés de débats où se forgeait l'opinion publique, et la reprise des scénarios apocalyptiques liés aux risques engendrés par un tunnel sous la Manche. Il est vrai que la nation britannique était, à l'époque, déjà particulièrement soucieuse face au ralentissement de l’activité économique des années 1880 ; le tunnel était non seulement considéré comme une source supplémentaire d'angoisse que même les solutions envisagées en cas de danger -inondation, envoi de gaz, barrage, dynamite- ne parvenaient pas à apaiser, mais aussi comme un facteur d'industrialisation et d'urbanisation influant sur le mode de vie des Britanniques.

La campagne des conservateurs et des militaires fut largement soutenue par la presse anglaise : The Times, Daily News, Saturday Review, Morning Post, Daily Telegraph... . L'amiral Algernon de Horsey blâma "ces malheureuses créatures dont l'estomac ne peut souffrir une heure de traversée maritime, et qui jugent la rétention de leur dîner plus importante que la sécurité de leur pays" 29 . La revue Nineteenth Century 30 , mensuel créé en 1870 par James Knowles (qui écrivit en 1907 : "Cette revue contribua largement à faire échouer un projet qui tendait à détruire l'insularité de l'Angleterre" 31 ), consacra donc toute une édition, en avril 1882, à saper le projet, puis lança un appel de signatures contre ce dernier, auquel se joignirent des soldats, des marins, des hauts magistrats, des hommes d'église, des représentants de la vieille aristocratie et de nombreuses personnalités, pétition qui fut publiée en août 1883.

William Shakespeare fut très souvent cité 32 pour la justesse de ses propos lorsqu'il décrit l'Angleterre dans Richard II :

‘"cette pierre précieuse enchâssée dans une mer d'argent" 33

ou encore lorsqu'il évoque certaines réticences et peurs des Britanniques que suscite le tunnel (terrorisme, épidémie, invasion, incendie...) dans Macbeth :

‘"Les visibles dangers nous causent moins d'effroi que les horreurs que nous imaginons (...) et rien n'existe plus alors, hormis ce qui n'est pas" 34 .’

Notes
28.

ingénieur anglais

29.

HORSEY DE, A., National Defence versus Channel Tunnel, London : Longman, 1914, p.4. Lettre publiée le 27 avril 1882 dans les colonnes du Morning Post.

30.

ABEL, D., op. cit.

31.

Propos rapportés par BONNAUD, L., op. cit., p. 91.

32.

VINDEX, England Crushed: the Secret of the Channel Tunnel Revealed, Londres: 1882.

33.

SHAKESPEARE, W., "this precious stone set in the silver sea", Richard II, II, 1, l. 46.

34.

SHAKESPEARE, W., "Present fears are less than horrible imaginings, (...) and nothing is that what is not", Macbeth, I, 3, l. 136-141.