I.3 1883-années 1970 : quelques facteurs-clés

Le 8 avril 1904 fut signée l'Entente cordiale 35 qui instaurait un statu quo sur les colonies et créait un nouveau partenariat. A cette occasion, Paul Cambon 36 revint sur l'idée du lien fixe et déclara que "l'Entente cordiale ne sera complète que lorsqu'elle sera devenue une entente industrielle, et c'est parce que j'en suis tout à fait partisan que je fais des voeux pour l'exécution de ce tunnel sous-marin dont on parle beaucoup en ce moment ; ce sera le meilleur instrument de rapprochement entre les deux pays" 37 . Il était malheureusement un des seuls hommes politiques convaincus de la nécessité d'une liaison entre la France et l'Angleterre pour des raisons économiques.

Le 25 juillet 1909 eut lieu la première traversée de la Manche en aéroplane par Louis Blériot 38 en 37 minutes ; la protection par la mer devenait moins aisée.

A l'époque, des hommes politiques britanniques s'interrogeaient sur la faisabilité d'un tel projet compte-tenu du fossé qui semblait toujours séparer les peuples situés de part et d'autre de la Manche. Lord Curzon 39 considérait les Français responsables de cet état de fait ; en 1920, il exprimait ses doutes en ces termes : "Si nous pouvions être sûrs de pouvoir entretenir avec les Français une amitié durable, sans jamais plus nous quereller, alors il y aurait là un avantage indéniable... une véritable amitié a toujours été très difficile en raison des différences de langue, de mentalité et de tempérament. Et la Grande-Bretagne ne peut compter en France sur une opinion publique équilibrée et raisonnable" 40 .

En 1930, le Conseil Economique enquêta sur le projet de liaison fixe, en analysant toutes ses implications possibles sur le commerce, l'industrie, l'emploi, l'agriculture, l'investissement portuaire, le trafic, et toujours, la stratégie, la défense et la diplomatie. Cette enquête, dont les conclusions furent publiés dans un Livre Blanc 41 , ne reçut pas l'aval politique, le gouvernement britannique maintenant son refus de principe pour des raisons de stratégie militaire : "Aussi longtemps que l'Océan demeure notre ami", écrivait lord Balfour 42 , "ne détruisons pas délibérément sa capacité de nous aider" 43 . Elle constitua néanmoins une étape essentielle en donnant la priorité aux questions d'ordre économique, comme cela fut souligné par Winston Churchill 44 , alors jeune secrétaire de l’Amirauté, en ces termes : "L'aspect positif du tunnel repose entièrement sur ses avantages commerciaux" 45 . Elle permit de considérer le rôle des grandes infrastructures de transport et de révéler l'opposition des premiers groupes d'intérêts économiques tels que les transporteurs maritimes.

Le 31 mars 1931 fut inauguré le premier car-ferry entre Calais et Douvres ; une grue était néanmoins toujours nécessaire pour charger les véhicules à son bord. Il fallut attendre 1952 pour que le premier car-ferry à chargement direct voit le jour ; l'avènement de ce nouveau moyen de transport transmanche allait grandement faciliter les échanges de personnes et de biens.

Enfin, le 16 février 1955, à la question du député E. L. Mallalieu à la Chambre des Communes : "Existe-t-il encore des objections stratégiques à la construction d'un tunnel ferroviaire et routier sous la Manche de l'Angleterre à la France ?", Harold Macmillan 46 déclara officiellement qu'il n'y avait plus d'objections d'ordre militaire en répondant : "Aucunement" 47 .

Avec l'entrée en vigueur de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier (CECA), en 1952, et la signature du traité de Rome, en 1957, instaurant la Communauté Economique Européenne (CEE) et la Communauté Européenne de l'Energie Atomique (Euratom), signifiant la libre circulation des marchandises, des personnes et des capitaux et une politique commune des transports, l'idée européenne s'installait progressivement dans les esprits et le tunnel sous la Manche devenait un élément majeur des infrastructures européennes de transport, dépassant, de ce fait, les intérêts strictement franco-britanniques. Des Américains (notamment Franck David3Ô{avr.}GÇMyǺfi¡&‰z‚ðK” intérêt au tunnel, ce qui fut peu apprécié des autres investisseurs qui jugeaient que ce projet devait rester strictement européen.

Le 26 juillet 1957 furent créés le Groupement d'Etudes pour le tunnel sous la Manche et sa contrepartie britannique le Channel Tunnel Study Group (CTSG), avec une seule et même mission : "Etudier en commun les conditions dans lesquelles pourraient être réalisées la construction et l'exploitation d'un tunnel sous-marin ferroviaire et (ou) routier, joignant le territoire britannique à l'Europe continentale" 48 . La création du CTSG suscita des réactions que la presse britannique fit paraître, comme celle du général Edward Spears : "Un tel tunnel attacherait sans retour cette île au continent. (...) Des liens physiques lieraient bientôt notre destin à celui de nos voisins continentaux" 49 , ou celle, plus virulente, de lord Montgomery 50 : "Pourquoi rendre les choses plus faciles pour nos ennemis ?" 51 et ce, malgré la déclaration de Macmillan.

De 1958 à 1962, les études sur l'ouvrage au point de vue du trafic, des revenus et du financement effectuées par le cabinet de conseil français SETEC révélèrent que la solution adoptée par la Suisse pour le transport des véhicules de tourisme sur des wagons plats, appelés navettes, offrait le moyen de franchir dans les meilleures conditions un obstacle naturel, physique et climatique. L'option ferroviaire fut, cependant, très mal accueillie par les milieux routiers qui exprimèrent leur opposition dans la presse spécialisée et au sein du Parlement britannique. Pourtant, l'atout majeur du système ferroviaire était sa capacité et son coût. Le tunnel routier direct, quant à lui, posait de nombreux problèmes au point de vue de la saturation, de l'émission de gaz carbonique, de la limitation de vitesse à 50 kilomètre/heure, de la signalisation appropriée en fonction du flux de trafic, des risques de pannes et d'accidents, de l'évacuation des véhicules et des personnes. Le Groupement d'études soumit son projet aux gouvernements avec garantie de capitaux privés en mars 1960 ; mais l'Angleterre et la France avaient d'autres préoccupations à l'époque, telles que le processus de décolonisation, la guerre d'Algérie, l'arrivée du Général de Gaulle au pouvoir... etc.

Peu de temps après, le 30 avril 1966, eut lieu l'ouverture de la première ligne régulière par aéroglisseur entre Calais et Ramsgate. L'avantage des aéroglisseurs est qu'ils permettaient de réduire l'attente des usagers aux heures de pointe, en complément des ferries ; cependant, ils constituaient un concurrent direct pour ces mêmes ferries ; dans une certaine mesure, "l'hovercraft 52 peut être considéré comme jouant, à beaucoup d'égards, un rôle semblable à celui d'un ouvrage fixe" 53 .

Notes
35.

Entente cordiale : Nom donné par Guizot au rapprochement franco-britannique qui, ébauché à l'époque de la monarchie de juillet, permit à la France de sortir de l'isolement diplomatique qui fit suite à la révolution de 1830. Cette politique, que Napoléon III tenta de poursuivre (...), fut longtemps entravée par les nombreuses rivalités qui opposaient les deux pays, en particulier sur les questions coloniales. Pourtant, face à l'essor de l'Allemagne, la France, qui s'était déjà alliée à l'Italie et à la Russie, se rapprocha à nouveau de la Grande-Bretagne, rapprochement facilité par l'ambassadeur Paul Cambon. Les accords signés en avril 1904 réglaient les divers différends entre les deux pays", Le Petit Robert des noms propres, op. cit. , p. 665.

36.

Paul Cambon (1843-1924), administrateur et diplomate français. Après une carrière administrative, il entra dans la diplomatie. Ambassadeur à Madrid, à Constantinople et enfin à Londres (1898), où il resta jusqu'en 1920, il travailla à l'Entente et à la coopération avec la Grande-Bretagne.

37.

COLOMBOS, C.J., op. cit. p. 30.

38.

Louis Blériot (1872-1936), aviateur et constructeur d’avions français.

39.

George Nathaniel Curzon of Kedleston (1859-1925), homme politique britannique. Entré au Parlement dans les rangs des conservateurs, il fut vice-roi des Indes, puis ministre des Affaires Etrangères (1922-1923).

40.

WILSON, D., Le Tunnel sous la Manche. Un nouveau continent, en association avec Eurotunnel, Paris : Ed. Atlas, janvier 1991, p. 29.

41.

The Channel Tunnel: Statement of policy, Cmnd 3591, Londres: HMSO, 1930, 6 p.

42.

Arthur James Balfour (1848-1930), homme politique britannique qui a mené une politique active dont la signature des accords de l'Entente cordiale avec la France.

43.

Propos rapportés par BONNAUD, L., op. cit., p. 121.

44.

Sir Winston Leonard Spencer Churchill (1874-1965), homme politique britannique. Chancellier de l'Echiquier du cabinet Baldwin (1924-1929).

45.

Propos rapportés par BONNAUD, L., op. cit., p. 118.

46.

Harold Macmillan (1894-1986), homme politique britannique. Chancellier de l'Echiquier et secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères à partir de 1951, il devint Premier ministre en 1957.

47.

Propos rapportés par BONNAUD, L., op. cit., p. 132.

48.

ibid, p. 140.

49.

JONES, B., The Tunnel, the Channel and Beyond, Chichester: Ellis Horwood Ltd, 1987.

50.

Bernard Law Montgomery (1887-1976), maréchal britannique. Commandant adjoint des forces atlantiques en Europe (1951-1958).

51.

ibid., p. 248.

52.

Aéroglisseur.

53.

BONNAUD, L., op. cit., p. 154.