I.4 Années 70 : deuxième tentative, deuxième échec, la critique

Au début des années 1970, à la suite de l'entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE, le projet de liaison souterraine "refit surface". Elément nouveau, il ne s'agissait plus d'un seul tunnel ferroviaire, mais de deux (un pour chaque sens de circulation), auxquels venait s'ajouter un troisième tunnel de service (pour la maintenance et la sécurité). Malheureusement, les travaux furent de nouveau arrêtés, pour raisons économiques cette fois-ci ; en effet, un changement de gouvernement britannique eut lieu en 1974 et les travaillistes, avec Harold Wilson 54 comme Premier Ministre, annoncèrent l'abandon des travaux pour raisons financières. La Grande-Bretagne connut effectivement une sérieuse crise économique à cette époque.

Les opposants au tunnel, au début des années 70, justifiaient leur point de vue par des raisons d'ordre idéologique, économique et écologique et par la crainte séculaire des continentaux.

Les premiers concernés, et en conséquence, les premiers à réagir furent les milieux maritimes : les compagnies de ferries, les autorités portuaires, les corporations des quais et des docks, tous ceux pour qui l'existence d'un tunnel sous la Manche signifiait le chômage. L'opposition des professionnels de la mer s'avéra efficace au sein du Trades Union Congress (TUC) 55 et d'une de ses centrales les plus puisssantes, le syndicat des Transporteurs : le Transport and General Workers Union (TGWU), qui s'opposaient au tunnel pour des raisons d'ordre économique et financier et pour des considérations plus idéologiques. Pour eux, le tunnel était "une affaire de prestige international plutôt qu'une entreprise viable (...), une aspiration politique et idéologique, plutôt qu'une adjonction valable à la route maritime courte" 56 .

Sur le plan de l'écologie, le mouvement prit forme à Cheriton où l'environnement naturellement verdoyant allait disparaître sous le béton du terminal. Michael Bonavia 57 déclara, ironique, à propos des défenseurs de l'environnement : "‘Ce malheur potentiel (au sujet de la destruction de l'habitat de l'orchidée-araignée) suscita la colère de quelques protecteurs de la nature à un degré seulement possible en Grande-Bretagne’" 58 . Ce mouvement se poursuivait tout au long de la future ligne ferroviaire entre la sortie du tunnel et Londres, suscitant de nombreuses controverses ; selon Michael Bonavia, l'hostilité promettait d'être "difficile à désamorcer".

En ce qui concerne le développement régional, si les Français attendaient du tunnel des effets positifs sur l'économie déclinante de la région Nord-Pas-de-Calais, les Britanniques considéraient que le tunnel allait être bénéfique pour une région déjà économiquement forte, alors que les régions les moins favorisées se trouvaient hors de portée du trafic engendré.

L'abandon du projet entraîna pour les Britanniques la conservation de leurs préjugés séculaires à l'égard du tunnel, pour des raisons d'ordre technique, financier, structurel et politique.

La presse britannique de l'époque n'était guère favorable au projet, voire franchement opposée, soulignant ses risques et ses inconvénients, publiant des déclarations erronées et des commentaires hostiles. L'Evening Standard voulait empêcher "que le jardin de l'Angleterre ne soit transformé en un couloir européen" alors que le Daily Express se posait en porte-parole : "Le tunnel sous la Manche est un projet dont les Britanniques peuvent se passer. La construction du tunnel n'est pas une condition fondamentale du maintien de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun car après tout, ce projet est né cent cinquante ans avant la CEE" 59 .

La presse française était, quant à elle, totalement favorable à ce projet considéré comme un gage d'intégration européenne. Ceci explique que pour beaucoup l'abandon du projet était caractéristique du désenclavement britannique à l'égard de l'Europe. Selon Pierre Blanche 60 , ce sentiment était partagé par un grand nombre d'hommes politiques des deux pays. Georges Merchier a bien résumé cette attitude : "Insulaires ils sont, insulaires ils veulent rester" 61 .

A la fin des années 70, la liaison fixe sous la Manche était à l'ordre du jour des instances européennes, dans la mesure où il était question d'un financement communautaire pour des infrastructures de transport de ce type dans le Traité de Rome ; or, cette liaison fixe allait permettre de relier un état non seulement périphérique, mais aussi insulaire, au reste de la Communauté. Elle pouvait donc légitimement bénéficier du financement de la CEE.

Le 3 mai 1979, les Conservateurs remportèrent la victoire aux élections ; Margaret Thatcher devint Premier Ministre.

Les opposants au tunnel étaient toujours les corporations maritimes qui témoignaient d'une combativité à toute épreuve. Au lieu de laisser l'initiative à leurs syndicats, elles allaient s'adresser directement en haut lieu. Leurs arguments reposaient sur l'injustice que représentait l'aide gouvernementale potentielle au projet, sur l'offensive commerciale de British Rail, sur la viabilité et la rentabilité du projet et sur l'avenir certainement catastrophique de la région de Douvres dont 37 % des emplois dépendaient de l'activité maritime, avec près de 10 000 personnes employées par les compagnies de ferries 62 . Les autorités locales et régionales s'avouaient très partagées entre les perspectives de créations d'emplois à court terme sur le chantier et les conséquences négatives sur les professions maritimes et sur le confort des résidents. Cependant, compte tenu du choix économique britannique qui s'opposait catégoriquement à toute aide du Ministère des Finances 63 , nul ne pouvait déplorer une concurrence déloyale. Ainsi, dès mars 1980, l'intérêt britannique pour un lien fixe transmanche fut confirmé, à la condition sine qua non qu'il soit financé exclusivement sur fonds privés. La Commission des Transports du Parlement européen, favorable au projet de lien fixe, proposa le soutien financier de la CEE. Le Trésor Public français, quant à lui, était en faveur non seulement d'une aide de la CEE, mais aussi de l'apport de capitaux étrangers, voire même d'une contribution personnelle. Mais ces offres se heurtèrent à un refus catégorique de la part des Britanniques. Margaret Thatcher considérait qu'un grand chantier d'utilité publique financé par des capitaux privés était exemplaire, encourageait "la concurrence et l'innovation" pour le plus grand bénéfice de la communauté et constituait "une contribution majeure du secteur privé à l'infrastructure nationale" 64 ; il avait également l'énorme avantage de ne pas aggraver la baisse des ressources publiques. Ce lien fixe représentait une réelle aubaine économique en créant des milliers d'emplois à court terme, lors de sa construction, et des dizaines de milliers d'emplois dérivés à long terme, lors de l'exploitation du système.

Du côté français, la perspective du chantier du lien fixe allait offrir de grandes possibilités à l'économie régionale du Nord-Pas-de-Calais, région sinistrée dans les secteurs de la sidérurgie, de la métallurgie, de l'exploitation minière et des constructions navales, qui allait perdre 466 000 emplois industriels entre 1975 et 1990. En 1982, la région espérait pouvoir bénéficier de 1 400 emplois directs et de 2 000 à 3 800 emplois indirects supplémentaires 65 .

Notes
54.

Sir Harold Wilson (1916-1995), homme politique britannique. Professeur d’économie politique, il fut élu aux Communes dans les rangs des travaillistes, dont il devint le chef en 1963 après avoir été ministre du Commerce (1947-1951). Chargé de former le gouvernement après la victoire électorale de son parti en 1964, il vit sa majorité renforcée au Parlement en 1966. Après le refus opposé par le général de Gaulle à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun (nov. 1967), la popularité des travaillistes baissa et H. Wilson procéda à de nouvelles élections (1970). Elles aboutirent à la victoire du conservateur E. Heath, qui négocia et fit ratifier l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE. H. Wilson prit une modeste revanche en fév. 1974, avec une infime majorité.

55.

Le Trades Union Congress, institution plus que centenaire, rassemblait 142 syndicats et plus de dix millions d'adhérents en 1972.

56.

Channel Tunnel Opposition Association - CTOA (lobby anti-tunnel constitué de Townsend Thoresen, du conseil du port de Douvres et de plusieurs associations locales de défense de l'environnement), 1973, pp. 2-9.

57.

Michael R. Bonavia a été directeur du projet du tunnel pour le compte des chemins de fer britanniques (British Rail) au début des années 70.

58.

BONAVIA, M., The Channel Tunnel Story, Londres: David and Charles, 1987, p. 119.

59.

Propos rapportés par Le Mondedans son édition du 21 janvier 1975.

60.

Journaliste au Figaro.

61.

Propos publiés dans L'Auroreet rapportés par BONNAUD, L., op. cit., p. 188.

62.

TOLLEY, R. S., TURTON, B. J., Short-Sea Crossings and the Channel Tunnel, Stock-on-Trent: Transport Geography Study Group, North Staffordshire Polytechnic, 1987, 111p.

63.

Treasury.

64.

Channel Fixed Link, Cmnd 9735, Department of Transport, Londres: HMSO, 1986.

65.

BONNAUD, L., op. cit., p. 239.