I.5 1981-1985 : Troisième tentative, le succès

Aussi surprenant que cela puisse paraître, la relance du projet de liaison fixe entre la France et l'Angleterre est venue du secteur public et non du secteur privé. En 1979, les compagnies ferroviaires britannique et française, British Rail et la SNCF, rendirent public un projet de tunnel foré à voie unique ; si ce projet n'eut pas l'accueil escompté, il permit néanmoins de reconsidérer la question.

En septembre 1981, à l'occasion du sommet franco-britannique, Margaret Thatcher 66 et François Mitterrand 67 décidèrent d'un accord commun de rouvrir le dossier de la liaison fixe et de "charger un groupe d'étude franco-britannique de procéder à une évaluation comparée des différents types de liaison fixe envisageable et de leurs impacts" 68 .

Pourtant, peu de temps auparavant, l’entente franco-britannique n’était pas radieuse ; les relations entre le Premier ministre britannique et le Président de la république française étaient plutôt orageuses compte tenu des divergences qui les opposaient sur de nombreux dossiers. Ceci explique peut-être l’engouement de Margaret Thatcher à l’annonce de l’élection de François Mitterrand le 10 mai 1981. Leur première rencontre au sommet de Paris est une réussite ; ils envisagent un certain nombre de programmes de coopération, dont le projet du tunnel sous la Manche. Plus tard, en avril 1982, la solidité de ces relations entre les deux gouvernements se confirma lorsque François Mitterrand apporta son soutien à Margaret Thatcher après l'invasion des Malouines 69 .

Selon André Bénard 70 , Margaret Thatcher voulait faire un geste européen concret ; elle déclara d'ailleurs à Jacques Viot 71 : "Il faut que notre génération laisse au monde le témoignage d'une grande réalisation" 72 . Elle voulait également et surtout démontrer la capacité du secteur privé. Ce choix de laisser au secteur privé l'entière responsabilité quant à la construction et l'exploitation du lien fixe a été imposé par les Britanniques dès l'origine du projet en 1982. François Mitterrand avait, lui aussi, une volonté européenne et un goût incontestable pour les grands travaux. L'idée de confier la responsabilité du projet au secteur privé était par contre perçue par les Français comme plutôt surprenante ; en effet, en France, la tendance allait plutôt vers le secteur public pour des ouvrages considérés d'utilité publique ; toutes les infrastructures majeures avaient jusqu'alors été réalisées par le secteur public, tout en ayant néanmoins souvent recours à la technique de la société d'économie mixte 73 , comme ce fut le cas pour les tunnels du Mont-Blanc et du Fréjus. Ce qui était plus surprenant encore, c'était qu'il en était de même au Royaume-Uni, où l'usage des péages était très rare.

A la suite de cette décision, un groupe d'experts franco-britanniques fut formé et se déclara favorable à un double tunnel ferroviaire. De même, en août 1982, un consortium de cinq banques françaises et britanniques 74 fut créé afin d'étudier le financement et l'organisation du programme. Le rapport du groupe fut remis en mai 1984 ; ses conclusions révélèrent que, en tout état de cause, le double tunnel ferroviaire fonctionnant à l'aide de navettes était le seul projet à même d'intéresser les investisseurs potentiels, que ce soit sur le plan de la technologie, des délais ou des coûts ; cependant, de nombreux aspects étaient une source d'inquiétude, tels que l'ampleur du projet, les risques techniques et politiques et la durée du chantier.

Le 30 novembre 1984, à l'issue du sommet franco-britannique, les deux gouvernements demandèrent au groupe d'Andrew Lyall et Raoul Rudeau d'établir un cahier des charges de l'appel d'offres public "selon le principe d'une concession privée" 75 .

Notes
66.

Margaret Thatcher (1925), femme politique britannique. Elle devint chef du parti conservateur en 1975 et fut élue Premier ministre en 1979.

67.

François Mitterrand (1916-1996), homme d'Etat français. Premier secrétaire du Parti socialiste (1971), il fut élu Président de la République en mai 1981.

68.

La Documentation Française, Manche : quelles liaisons ?, 1982, p. 7. Rapport du groupe de travail franco-britannique sur la liaison transmanche.

69.

Falklands

70.

A l'époque Président du groupe Eurotunnel et Président d'Eurotunnel SA (depuis remplacé par Patrick Ponsolle) avec Sir Alastair Morton, Vice-Président et Directeur Général du groupe Eurotunnel et Président d'Eurotunnel Plc ; en France, promoteur, négociateur et plaque tournante du projet.

71.

Ambassadeur en poste à Londres de 1984 à 1986.

72.

Entretien entre S.E. Jacques Viot et BONNAUD, L., op. cit., p. 238.

73.

Economie mixte : Mode d'organisation d'une économie nationale marqué par la coexistence et la complémentarité d'une régulation de marché et d'une intervention active de l'Etat dans la sphère productive, par le biais d'entreprises publiques en particulier, ECHAUDEMAISON, C.-D., Dictionnaire d'Economie et de Sciences Sociales, Tours : éditions Nathan, juillet 1998 pour la 4ème édition mise à jour, p. 146.

74.

Banque Nationale de Paris, Crédit Lyonnais, Banque Indosuez, National Westminster Bank, Midland Bank.

75.

Note, Ministère de l'Equipement, avril 1986.