II.2 Analyse des quatre projets :
Les quatre projets déposés par les promoteurs firent ensuite l'objet d'une étude critique menée par un groupe d'évaluation franco-britannique, assisté, pour mener cette étude à bien, d'experts répartis en commissions ad hoc
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afin d'analyser les aspects suivants : impact sur l'environnement, impact sur l'emploi, affaires maritimes, études de trafic, questions juridiques et financières, problèmes de sécurité, de contrôles frontaliers et de génie civil.
L'analyse des quatre projets en présence par les groupes thématiques révéla les faits suivants :
- du point de vue de la construction, le projet Europont, résolument novateur par la très grande portée des ponts et du matériau utilisé pour les câbles, semblait quelque peu périlleux à l'occasion d'un projet de l'ampleur du lien fixe. De plus, la présence de piles de ponts dans les chenaux de navigation constituait un risque supplémentaire sur un plan technique et sécuritaire. Enfin, l'absence d'un véritable plan de financement n'était pas favorable au projet Europont ; il fût donc rapidement écarté de la compétition
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. Le projet Euroroute, quant à lui, n'était pas assez détaillé et certains aspects du lien routier nécessitaient des études complémentaires. En particulier, un passage de chaussée à chaussée supplémentaire dans le tunnel routier ainsi qu'une troisième voie de descente dans les hélices s'avéraient nécessaires. De même, des modifications des structures en mer afin d'améliorer la sécurité en cas de collision avec un navire auraient pu être envisagées. La proposition fût jugée “imaginative et d’avant-garde”
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et le concept apparut “novateur et attrayant”
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mais trop onéreux. En ce qui concerne le projet Transmanche Express, la réalisation des tunnels comportait de gros risques techniques en raison de leur diamètre d'excavation (12,25 mètres) et de leur longueur (47 kilomètres), ainsi que des conditions géotechniques particulièrement difficiles du côté français du détroit. De plus, les îles de ventilation paraissaient sous-dimensionnées. Le projet France-Manche / Channel Tunnel Group ne présentait pas de difficultés majeures ; les techniques utilisées étaient bien connues et le programme de travaux proposé pouvait s'adapter aux conditions rencontrées et aux inévitables aléas géologiques.
Enfin, les experts ont souligné le fait que pour tous les projets en présence, les promoteurs avaient certainement mésestimé les coûts et qu'un risque de dépassement était très probable. De même, les dates de mise en service ne tenaient compte que des aléas normaux, alors qu'un projet d'une telle ampleur risquait fort de rencontrer un évènement imprévisible qui entraînerait des retards considérables. - du point de vue de l'exploitation et du trafic, en ce qui concerne la sécurité des usagers, la proposition de France-Manche était la plus appréciable dans la mesure où les passagers étaient transférés par navettes. En revanche, des études complémentaires s'avéraient nécessaires pour la sécurité des usagers des liaisons routières et ferroviaires des projets Euroroute et Transmanche Express : risque de monotonie et baisse de vigilance du conducteur, incompatibilité du système de ventilation avec le trafic, nécessité d'un troisième passage de chaussée à chaussée dans le tunnel immergé du projet Euroroute pour faciliter l'accès des équipes de secours et permettre l'évacuation du tunnel en cas d'incident, nécessité d'un redimensionnement des hélices et d'une régulation du trafic à leur entrée...
Sur le plan de la capacité routière, les projets France-Manche et Euroroute permettaient d'écouler le trafic prévu avec moins de trente heures par an de saturation jusqu'en 2030, alors que le projet Transmanche Express était limité par le système de ventilation et une saturation était prévisible avant 2007. En ce qui concerne le temps de traversée, il était d'environ 30 minutes sans rupture de charge pour des projets comportant des chaussées routières, tels que Transmanche Express et Euroroute, alors que pour le projet France-Manche il fallait ajouter au temps de la traversée (de 30 minutes également) la durée d'embarquement et de débarquement ainsi que la durée d'une attente éventuelle. Le même service était offert aux voyageurs utilisant le train dans les trois projets. Cependant, le projet France-Manche était plus contraignant en terme d'exploitation envers les réseaux ferroviaires, par rapport aux autres projets, car il nécessitait la mise en place d'une infrastructure spécialisée. - du point de vue de l'impact sur la navigation maritime, le projet France-Manche présentait un atout majeur dans la mesure où, étant un projet entièrement souterrain, il n'avait pas d'impact sur la navigation maritime, contrairement aux autres projets. En effet, le projet Euroroute et le projet Transmanche Express comportaient tous deux des structures en mer (deux îles artificielles, un îlot de ventilation et les piles des deux ponts pour Euroroute et deux îlots de ventilation pour Transmanche Express) et constituaient ainsi un danger potentiel quant aux interactions avec la navigation. Malgré les modifications dans le programme de travail d'Euroroute, la préparation de mesures plus détaillées par Transmanche Express et la réglementation rigoureuse de la circulation, l'éventualité d'une collision devait être prise en considération par Euroroute comme par Transmanche Express. En effet, dans certaines configurations de choc, les navires et les ouvrages auraient pu subir des dommages importants entraînant dans le même temps de graves problèmes de pollution...
- du point de vue de l'impact sur l'environnementmarin, le projet France-Manche ne semblait pas, sous réserve de précautions à prendre quant aux rejets pollués et au site choisi côté anglais, avoir de répercussions sur l'environnement marin. Le faible impact que pouvait avoir le projet Transmanche Express sur l'environnement marin se situait au niveau des îles de ventilation ; impact qui resterait très localisé. Le projet Euroroute, en revanche, semblait légèrement agir sur les courants aux abords des ouvrages et la construction risquait de causer des dommages aux frayères
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.
L'impact sur l'environnement terrestre était sensiblement le même d'un projet à l'autre. Les seules différences notables concernaient l'emplacement et la surface des terminaux (France-Manche avait les plus grands besoins d'emprise, Transmanche Express était le plus compact et Euroroute, de son côté, prévoyait deux terminaux côté anglais), les dépôts des déblais salins (alors que les propositions de France-Manche et d'Euroroute semblaient acceptables, Transmanche proposait un site inacceptable en Angleterre et aucun site précis en France), et l'insertion paysagère et architecturale de l'ouvrage et des terminaux (alors que Transmanche Express et Euroroute n'avaient pas considéré l'aspect architectural de leurs terminaux, ce dernier modifiant sensiblement le paysage des côtes françaises et anglaises, France-Manche avait préservé le site anglais de Dungeness). Cette question de l'environnement fera l'objet d'un plus long développement dans le prochain chapitre. - du point de vue de l'impact économique, il fallait différencier la phase de construction de la phase d'exploitation. Pendant la période de construction, la répartition régionale variait selon les projets : Euroroute avait un impact géographique plus dispersé que France-Manche, que ce soit côté français ou côté anglais, et créait plus d'emplois de par l'investissement nécessité. Pendant la période d'exploitation, quel que soit le projet choisi, l'impact économique de l'ouvrage sur les régions directement concernées, à court ou à long terme, allait être apparemment peu significatif.
- du point de vue du financement des projets, conformément aux principes définis par les deux gouvernements dans leurs directives, aucun des projets ne comportait d'apport budgétaire ou de garantie financière des Etats. Toutes les propositions soumises reposaient sur une technique d'autofinancement dégagé par l'exploitation de l'ouvrage assurant le remboursement des prêts bancaires et une rémunération des fonds propres. D'une façon générale, le projet France-Manche obtenait les engagements les plus nombreux et les plus fermes, que ce soit pour les prêts ou pour les fonds propres.
Notes
83.
Channel Fixed Link, op. cit., § 6.
84.
Channel Fixed Link, op. cit., Annex A, § 3.
85.
Hansard, Hoc, vol. 90, 1986, col. 19.
86.
Channel Fixed Link, op. cit., § 13.
87.
Frayère n.f. 1819 ; de frayer. Lieu où les poissons déposent leurs oeufs. Le Petit Robert, op. cit., p. 971.