II.3 Exigences propres à chaque partie :

Cependant, Margaret Thatcher et François Mitterrand étaient en désaccord sur le type de tunnel. Margaret Thatcher était en faveur d'une liaison routière 88 car, selon elle, un tunnel ferroviaire avait de fortes chances d'être sous l'emprise des syndicats 89 ; une autoroute transmanche était, à son idée, le seul projet viable. Elle considérait la voiture comme un moyen de transport individuel, donc libéral, et, par opposition, la navette ferroviaire prenant en charge les véhicules, comme représentative d'un assistanat de l'Etat 90 . En l'occurrence, 80% des Britanniques étaient de son avis. Elle déclarera d'ailleurs : "Je serai la première à passer la Manche au volant de ma voiture" 91 .

Les Français ne partageaient pas ce point de vue ; l'inconvénient majeur d'un tunnel routier résidait, selon eux, dans le fait qu'il nécessiterait un système d'aération considérable pour évacuer les gaz d'échappement des véhicules. L'autre aspect de la question, certainement plus important à leurs yeux, était que la France a depuis longtemps été un pays marqué par une forte culture ferroviaire et collective, où le train est considéré comme le moyen le plus sûr et le plus économique. Une liaison ferroviaire était l'option choisie depuis la fin du XIXème siècle dans les divers projets de tunnel sous la Manche. Or, trois des quatre projets en lice soumis à la consultation de 1985 proposaient une alternative à dominante routière à la solution ferroviaire. Cependant, si la question de la circulation des liaisons ferroviaires directes ne fut pas abordée dans un premier temps, il s'avéra très vite indispensable que les projets soumis soient assortis d'un accord passé avec les compagnies ferroviaires des deux pays 92 .

La préférence française pour le rail allant à l'encontre de l'approche britannique en faveur de la route s'expliquait par le fait que le tunnel était perçu différemment des deux côtés de la Manche ; du point de vue britannique, il signifiait simplement une autre façon de traverser la Manche, alors que pour les Français, il s'inscrivait dans une logique de développement du réseau européen de trains à grande vitesse. D'ailleurs, dès le 9 octobre 1987, le gouvernement français annonça la construction du TGV Nord devant desservir le tunnel (et Londres), Bruxelles, Cologne et Amsterdam 93 .

Margaret Thatcher finit par céder afin de donner un gage de sa bonne volonté européenne ; en effet, quelques temps auparavant, son gouvernement avait préféré une compagnie américaine à une compagnie européenne pour reprendre le constructeur britannique d'hélicoptères Westland. L'affaire avait fait beaucoup de bruit et il était donc important de satisfaire les Français en favorisant le seul projet réellement appuyé sur un consortium anglo-français.

En revanche, comme nous l'avons déjà vu, Margaret Thatcher remporta une victoire en ce qui concerne le financement du projet qui allait être effectué uniquement sur des fonds privés sans aucune garantie étatique auprès des banquiers, basé simplement sur des accords assurant une garantie de trafic par rail, passés avec British Rail et la SNCF. Margaret Thatcher considérait qu'il s'agissait là d'"une occasion superbe pour le secteur privé" 94 .

D'octobre à décembre 1985, les quatre propositions furent minutieusement étudiées, afin d'évaluer la solidité du montage financier, de voir s'il était a priori capable de faire face aux dépassements de budget, afin de prendre connaissance des prévisions de coûts, de trafic, de recettes et de tarifs, et afin de s'assurer de la faisabilité technique de l'ouvrage.

Notes
88.

drive through.

89.

MARCOU, G., VICKERMAN, R., "Le tunnel sous la Manche entre états et marché", Revue Politiques et Management Public, volume 8, n° 4, décembre 1990, p. 77.

90.

BONNAUD, L., op. cit., p. 258.

91.

CAME, F., "L'Histoire écrite dans la craie", The Guardian / Libération, 6 mai 1994, p. 2.

92.

HENDERSON, N., "Channel Tunnel - the early stages", 1989, pp. 7-8 in Société des Ingénieurs et Scientifiques de France / Institution of Civil Engineers, The Channel Tunnel, Londres: Thomas Telford.

93.

MARCOU, G., VICKERMAN, R., "Le tunnel sous la Manche entre états et marché", Revue Politiques et Management Public, article déjà cité, pp. 76-77.

94.

COURSIER, A., Le dossier du tunnel sous la Manche, Paris : Tallandier, octobre 1987, p. 32. Alain Coursier est journaliste indépendant et spécialiste de l'histoire du Nord Pas-de-Calais ; il est chargé en outre de la rubrique culturelle dans diverses revues régionales et nationales.