I.3 - La bataille parlementaire :

Le traité devait être ratifié devant les parlements des deux pays. En France, le vote de cette loi ordinaire 105 , par opposition à la loi organique 106 , pouvait avoir lieu dès l'automne 1986, mais d'un point de vue strictement symbolique, il était préférable que la procédure ait lieu sensiblement au même moment des deux côtés de la Manche. Or, en Grande-Bretagne, le projet de loi est dit "hybride" 107 , c'est à dire qu'il relève à la fois du droit public et du droit privé, en ce sens que la procédure est faite de telle sorte que les projets de loi doivent être soumis à l'examen des commissions d'enquête 108 des deux chambres du Parlement, auxquelles s'adressent les organismes ou individus désireux de se faire entendre 109 . Le 4 février 1986, le projet de loi fut publié par le gouvernement britannique sous forme de livre blanc, définissant le système choisi, son fonctionnement et son financement. Quelques jours plus tard, le 11 février 1986, la Chambre des Communes 110 approuva le texte par 268 voix contre 107. Le 5 juin 1986, elle donna son accord pour le passage de ce projet en deuxième lecture par 309 voix contre 44 111 .

Les opinions divergeaient, comme peuvent en témoigner les citations suivantes : Jonathan Aitken déclara devant la Chambre que "les Français sont quelquefois nos ennemis, toujours nos rivaux, et occasionnellement nos amis. (...) L'opinion britannique marche sur un autre rythme que les civilités insipides de la diplomatie" ; à l'opposé, sir Anthony Meyer, président de la commission parlementaire pour les relations franco-britanniques, partisan du tunnel, proclama haut et fort "les bénéfices économiques, sociaux et culturels qui résulteront, pour les deux pays, de moyens d'accès plus faciles, plus rapides et surtout plus réguliers entre nos deux pays".

Le vote fut suivi, comme prévu par la loi, d'une enquête publique 112 effectuée par un comité spécial de la Chambre des Communes qui reçut au total 4 845 requêtes en tous genres (indemnisation, évacuation des déblais, équipements sociaux...), qui nécessitèrent 36 jours d'auditions publiques ; dans le même temps, la Chambre des Lords recevait plus de 10 000 doléances ; la Chambre des Communes finit par adopter 70 amendements, dont un article interdisant formellement au gouvernement de subvenir aux besoins financiers d'Eurotunnel que ce soit pour la construction ou l'exploitation du tunnel, alors que la Chambre des Lords retint pas moins de 109 amendements. Le 3 février 1987, le projet amendé fut adopté en troisième lecture par 94 voix contre 22 par la Chambre des Communes. Le projet de loi revint une dernière fois devant la Chambre des Communes qui entérina les 207 amendements le 21 juillet 1987. Enfin, le Channel Tunnel Act reçut la sanction royale 113 le 23 juillet 1987 114 .

Un sondage effectué par un quotidien britannique 115 à la même époque révéla que 51 % des Britanniques étaient toujours défavorables au projet, contre 36 % d'assez favorables ; ils faisaient donc preuve d'une méfiance certaine pour des raisons liées à la protection de l'environnement ou à la sécurité du tunnel (risques d'incendie et d'attentat), et craignaient toujours d'être envahis par des renards enragés ou des pucerons dévoreurs de roses !

Aux Parlements, le projet finit donc par s'imposer, même en Grande-Bretagne. L'opinion de la majorité pro-tunnel ne manquait pas d'intérêt : elle marquait le ralliement progressif des députés britanniques à l'idée du tunnel (soutenu par un lobbying particulièrement actif). En France, l'enquête publique fut ouverte en juin 1986, le décret d'utilité publique fut signé en mai 1987 et le traité fut ratifié, fait unique, à l'unanimité par l'Assemblée Nationale et le Sénat en juin 1987. Les deux chefs d'Etat s'échangèrent les deux textes de lois ratifiés le 29 juillet 1987 : le tunnel devint une réalité politique. A cette occasion, François Mitterrand 116 insista sur l'importance de la procédure constitutionnelle "car elle illustre bien le rôle des élus dans deux des plus anciennes démocraties parlementaires du globe" 117 ; Margaret Thatcher 118 , quant à elle, déclara : "Nombre de nos prédécesseurs se sont laissé impressionner par l'ampleur de l'ouvrage au cours des deux derniers siècles. Trop de visionnaires, de novateurs et de pionniers se sont laissé mettre en échec par la bureaucratie, l'étroitesse de vues ou la simple peur de l'inconnu" ; il fallait donc, selon ses propres termes, "rivaliser avec l’audace et l’imagination de nos prédécesseurs qui, en leur temps, avaient fait preuve d’ingéniosité, d’ambition et d’initiative, pour la grandeur de nos deux pays" 119 .

Notes
105.

Loi ordinaire - Droit Constitutionnel - Acte voté par le Parlement selon la procédure législative et dans l'une des matières que la Constitution lui réserve expressément. Cette définition, qui fait appel à la fois à un critère formel et à un critère matériel, est celle qui découle de la Constitution de 1958 (art. 34), GUILLIEN, R. & VINCENT, J., Lexique de termes juridiques, Paris : Dalloz, 1990, 8e édition, p. 308.

106.

Loi organique : Il s'agit d'une loi définie comme telle par la Constitution, ayant pour objet, selon la procédure particulière que celle-ci détermine, de préciser ou de compléter les dispositions du texte constitutionnel qui la prévoit, DUHAMEL, O., & MENY, Y., Dictionnaire constitutionnel, Paris : Presses Universitaires de France, mars 1992, pp. 604-605.

107.

Hybrid Bill.

108.

Select Committees.

109.

LEMOINE, B., Le tunnel sous la Manche, Paris : éditions Le Moniteur, collection Découvertes, 1991, p. 106.

110.

House of Commons.

111.

BONNAUD, L., op. cit., p. 290.

112.

House of Commons Debates, Special Report from the Select Committee on the Channel Tunnel Bill, session 1986-1987.

113.

Royal Assent

114.

WILSON, D., op. cit., p. 31.

115.

The Daily Telegraph.

116.

Voir annexe 4 pour discours intégral.

117.

Allocution prononcée par Monsieur François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion de la cérémonie d'échange des instruments du Traité sur la liaison Transmanche, Paris : PRESIDENCE DE LA REPUBLIQUE, SERVICE DE PRESSE, 29 juillet 1987.

118.

Voir annexe 4 bis pour discours intégral.

119.

"the sheer scale of the Channel Tunnel project has daunted many of our predecessors over the last 200 years. Too often in the past pioneering spirits, men of vision and imagination, have been foiled by bureaucracy, narrow minds or plain fear of the unknown"(...)"to match the boldness and imagination of our predecessors who in their time demonstrated the ingenuity, the ambition and the entreprise which made both our countries great", Le tunnel sous la Manche. Allocution du Premier ministre britannique, Madame Margaret Thatcher, à l'occasion de la ratification du traité relatif au tunnel sous la Manche, Paris : AMBASSADE DE GRANDE-BRETAGNE, SERVICE DE PRESSE, 29 juillet 1987.