IV.2.2 Dans les faits :

Eurotunnel 141 , attentif aux aspirations écologiques des résidents des régions avoisinant le chantier, a fait effectuer des centaines d'études techniques sur des sujets aussi variés que les chauves-souris, certaines espèces d'orchidées rares, l'hydraulique marine ou le contrôle du bruit ou de la poussière générés par le chantier. La société a tout mis en oeuvre pour gérer au mieux toutes les réactions possibles face au projet, des revendications tout-à-fait fondées aux angoisses irrationnelles. Dans cette optique, Eurotunnel s'est penché sur une vingtaine de dossiers en vue d'étudier l'impact probable des travaux de construction du tunnel et des infrastructures d'accompagnement sur l'environnement terrestre et maritime ; les problèmes soulevés étaient divers et d'importance inégale : du devenir des chauves-souris au réaménagement des pâturages. Ces rapports préliminaires ont donné lieu à des études de référence à consulter en cas de modifications du projet. Eurotunnel a tenu à traiter sérieusement ces questions d'environnement pour éviter toute accusation éventuelle de l'opinion publique. Des réunions furent organisées afin que la population locale puisse venir discuter avec des représentants des élus locaux sur l'impact du projet. Un médiateur indépendant, Sir Donald Murray 142 , fut nommé Commissaire aux réclamations pour le tunnel 143 ; en tant que fonctionnaire de haut rang et résident de longue date du Kent, il était très respecté ; sa tâche consistait à recevoir et traiter les réclamations des particuliers pendant la période de construction du tunnel sous la Manche (380 en 1988, puis en baisse progressive les années suivantes : 260 en 1989... etc.). Enfin, des dirigeants d'Eurotunnel furent eux-mêmes chargés de gérer les plaintes pour éviter que cela ne prenne des proportions considérables.

Parmi les sites dits "d'intérêt scientifique particulier", il y avait les zones d'intérêt archéologique qu'il fallait préserver au même titre que la flore et la faune. Du côté anglais, la législation en vigueur a reposé sur les termes de l'Ancient Monuments and Archeological Aereas Act 144 , datant de 1979. Une campagne de reconnaissance préliminaire (fouilles et autres types de recherche archéologiques) a été effectuée dans le Kent aux frais d'Eurotunnel par le Canterbury Archeological Trust, sous la direction de Jonathan Rady ; le travail a débuté avant le démarrage du chantier et s'est poursuivi pendant les travaux de construction du site du terminal britannique. Les découvertes n'ont pas été de nature exceptionnelle mais ont néanmoins mis à jour un patrimoine archéologique plutôt riche dans la mesure où elles ont révélé que ces régions avaient été habitées en permanence depuis plus de 12 000 ans, permettant ainsi d'établir un historique de l'occupation d'une vaste zone à travers les siècles. Du côté français, la zone mise à la disposition des archéologues était de nature complètement différente ; les fouilles ont été effectuées par une équipe de Lille sous le patronage d'Eurotunnel, du gouvernement et des autorités locales, dans la mesure où le projet entrait dans le concept "d'aménagement du territoire" ; l'approche a été beaucoup plus sélective, contrairement au Kent, compte-tenu de l'ampleur du site du terminal.

Pour ce qui est des bâtisses à caractère historique, au nombre de quatre, Stone Farm 145 , dont la charpente date du XVIème siècle, est sans doute la plus intéressante ; située sur le futur site du terminal britannique, cette bâtisse a dû être déplacée, après avoir été étudiée, démontée puis reconstruite par la société archéologique de Cantorbéry.

En vue de réduire la gêne des résidents, par exemple, quand le niveau du site a dû être surélevé, les deux millions de mètres cubes de sable nécessaires ont été amenés par une conduite pour éviter un va-et-vient de camions qui aurait occasionné des nuisances en ce qui concerne le bruit et la poussière.

Afin de réduire la nuisance sonore, toutes les habitations où il fut estimé que la construction du terminal entrainerait un dépassement du seuil de tolérance furent équipées en isolation phonique.

Eurotunnel s'est aussi engagé à racheter, jusqu'en 1987, à chaque propriétaire qui pensait être incapable de continuer à vivre à proximité du terminal ou dans les villages de Newington et de Peene près desquels allaient passer les navettes, leur maison ou leur terre à un prix de marché équitable (aux prix qu'elles auraient atteints si le terminal britannique n'avait pas été construit à cet endroit). Les villages en question ont été sauvegardés mais cela a entraîné des surcoûts importants pour Eurotunnel.

Eurotunnel est propriétaire de la plus grande partie de la colline qui domine au nord le terminal britannique. Après avoir débarrassé le terrain des broussailles et des déchets, il l'a transformé en pâturage. D'autres actions similaires ont été menées dans le voisinage en collaboration avec des associations.

Afin de protéger et de développer la prairie crayeuse autour des sites de construction et dans une zone beaucoup plus large, couvrant 28 kilomètres de régions côtières et 16 kilomètres à l'intérieur des terres, un projet 146 assez vaste a été entrepris ; il consiste à réhabiliter la prairie crayeuse, à éliminer les nuisances visuelles, à créer des sentiers pédestres et des circuits balisés...

Dans le même ordre d'idées, Eurotunnel a dû aménager des paysages artificiels sur les sites des terminaux et des autres ouvrages permanents et réaménager les sites d'ouvrages temporaires, projets qui ont également été soumis à approbation. Pour préserver le site d'Holywell, les tunnels ont été recouverts, selon la technique des tranchées couvertes et des milliers d'arbres et de buissons ont été plantés sur les terminaux. Ces aménagements permettent aux ouvrages de s'intégrer agréablement dans le paysage. En juillet 1991, l'herbe reprenait peu à peu possession des lieux et les tunnels étaient recouverts de plantations ; l'aménagement paysager s'est poursuivi tout au long de l'année 1992 sur les deux sites ; fin 1992, la plantation d'arbres adultes du côté britannique avait bien avancé et celle des 200 000 plants d'arbres et d'arbustes était presque achevée du côté français. Les efforts d'Eurotunnel en la matière ont été récompensés puisque la société a reçu un prix 147 pour ses aménagements paysagers.

La question délicate des déblais a été difficile à résoudre. Il faut savoir que l'ampleur du chantier est similaire à celui de la réalisation d'un aéroport international. Pour donner un ordre d'idées, un volume supérieur à la pyramide de Chéops a été retiré de la tranchée de Beussingue où se trouve le portail des tunnels. Dès le départ, dans les années 80, les associations de défense de l'environnement ont violemment critiqué l'accumulation des déblais d'excavation au pied de la falaise de Shakespeare. La question de la décharge des déblais est restée d'actualité tout au long des travaux de construction. Du côté français, une digue en terre a été construite à Fond Pignon pour retenir les déblais du tunnel français ; elle a ensuite été gazonnée et remodelée pour se fondre dans le paysage.

Face aux inquiétudes des résidents, des centres d'information furent ouverts de part et d'autre du tunnel pour informer le grand public ; le petit centre d'informations de Folkestone, ouvert dès le mois de février 1986, souleva beaucoup d'intérêt chez les résidents locaux, auprès des visiteurs et des milieux scolaires. Il devint évident que la construction du tunnel allait attirer un grand nombre de visiteurs ; ceci provoqua l'inquiétude des autorités locales et des résidents quant au risque de paralysie des routes locales très étroites. Eurotunnel prit donc la décision de construire une aire panoramique (avec tour d'observation) incorporée à un centre d'exposition plus vaste et plein d'attraits de l'autre côté de l'autoroute M20 en face du site du terminal de Folkestone. L'ouverture eut lieu en septembre 1988 et le centre d'exposition accueillit 130 000 visiteurs en 1988 et 350 000 en 1989 ; il a ensuite été rénové et réouvert au public en 1992.

L'environnement a donc été un des éléments à la clé du succès de l'entreprise. Selon Colin Kirkland,

‘"un grand nombre de questions concernant l'environnement furent soulevées par des personnes privées et par des instances publiques" (...) "nous n'avons pas eu le temps d'en discuter beaucoup, parce que nous nous battions contre la montre pour boucler le dossier. Nous nous sommes ainsi engagés à faire certaines choses sur lesquelles nous aurions pu discuter beaucoup plus, je pense, si nous n'avions pas été pris par le temps. Cependant, je suis très satisfait de ce qui s'est passé, parce que cela veut dire que nous avons réussi à donner une bonne image d'un projet qui doit, indiscutablement, détruire de vastes espaces. Au bout du compte, pourtant, je pense que nous avons fait plus pour l'environnement que tout autre projet de lien fixe transManche, qui aurait eu des conséquences nettement plus néfastes sur le Kent et le Nord-Pas-de-Calais" 148 .’

Ainsi, la mise en place de toutes ces mesures d'accompagnement s'est avérée particulièrement complexe compte tenu de la dimension internationale du projet et des desideratade chaque pays.

Notes
141.

LEMOINE, B., op. cit., p. 185.

142.

Ancien ambassadeur d'Angleterre en Suède.

143.

Channel Tunnel Complaints Commissioner.

144.

WILSON, D., op. cit., p. 91.

145.

SPICK, J., WILSON, J., op. cit., p. 55.

146.

White Cliffs Countryside Project.

147.

Industry in Kent Environmental Awards

148.

WILSON, D. , op. cit., p. 96.