II.2 Le montage financier (1987) :

Quelques éléments-clés sont à prendre en considération avant d'expliquer le fonctionnement du montage financier d'Eurotunnel. Premièrement, le projet Eurotunnel a bénéficié d'un contexte assez exceptionnel au départ, dans la mesure où les années 80 ont connu une véritable explosion des marchés financiers. Deuxièmement, ce projet a été choisi à l'origine en raison d'un atout fondamental sur les autres projets soumis, le fait que les cinq banques membres du consortium France-Manche/Channel Tunnel Group 196 avaient déjà conçu un montage financier. Troisièmement, lorsque la société franco-britannique Eurotunnel a été chargée de la construction et de l'exploitation du tunnel sous la Manche, elle a obtenu un accord de principe pour un prêt de 40 milliards de francs ainsi qu'un crédit stand-by 197 de 10 milliards en cas d'aléas exceptionnels ; d'autre part, il était prévu que les capitaux seraient levés par le biais d'un placement d'unités, chacune d'entre elles étant composée d'une action de la société Eurotunnel SA et d'une action de la société britannique Eurotunnel Plc.

Le financement initial du projet s'est effectué en deux temps : dans un premier temps, un financement pour les années 1986 et 1987 et, dans un second temps, un montage financier complet, capable de couvrir l'intégralité du projet.

La première partie du financement (Equity 1 198 ) s'effectua par le biais de plusieurs levées de capitaux propres 199 . A la base, les quinze actionnaires fondateurs, à savoir les dix constructeurs et les cinq banques fondateurs d'Eurotunnel, avancèrent 500 millions de francs pour les premières dépenses, mise de fonds qui serait remboursée, selon le contrat de structure du 13 août 1986, sous forme d'actions et de bons de souscription à la souscription des actions Eurotunnel SA et Plc émises le 1er septembre 1986.

Le 29 octobre 1986, le capital d'Eurotunnel passa de 500 millions de francs à 2,5 milliards (Equity 2 200 ) à la suite d'un placement privé de 2,06 milliards de francs auprès de grands investisseurs internationaux, placement qui affranchit Eurotunnel de ses actionnaires d'origine, ce qui signifiait que les constructeurs devenaient minoritaires dans le capital d'Eurotunnel. A l'annonce du succès de cette augmentation de capital, André Bénard 201 déclara : "Ceci est une étape majeure pour Eurotunnel, sans doute l'une des plus difficiles puisqu'elle a permis de lever des capitaux importants avant la ratification du Traité. Nous avons à présent la base financière qui permet de maintenir le calendrier prévu pour la mise en service d'Eurotunnel en 1993" 202 . Au lieu des 15 actionnaires de départ, Eurotunnel en comptait dès lors environ 250 203 .

Les Britanniques étaient non seulement contre l'apport de capitaux étrangers dans l'entreprise franco-britannique, mais aussi contre toute aide européenne. Pourtant, en mai 1987, Eurotunnel parvint à obtenir un contrat de prêt de 10 milliards de francs de la part de la Banque européenne d'Investissements (BEI), en tant que soutien de la Communauté européenne au projet. Un prêt supplémentaire de 4 milliards était de même prévu par le Crédit National en France.

La dernière étape du montage financier d'origine, c'est-à-dire le montage financier complet, était prévue pour le mois de juillet 1987. Il s'agissait de deux opérations financières de taille, à savoir, non seulement l'obtention des crédits bancaires, mais aussi l'augmentation de capital (Equity 3 204 ) ouverte au public. Entre la deuxième et la troisième étape, un certain laps de temps s'est écoulé pendant lequel, entre autres choses, Eurotunnel et les banques prêteuses devaient signer une convention de crédit pour un montant de 40 milliards de francs, plus les 10 milliards de crédit stand-bydevant permettre à Eurotunnel de faire face aux aléas, tels que des retards dans la construction, des investissements non prévus ou des variations sur le plan du change, des taux ou de l'inflation.

La chronologie des évènements entre la deuxième et la troisième phase du montage financier fut la suivante : en juin 1987, dix établissements financiers assurèrent un financement intérimaire de 725 millions de francs. En juillet 1987, deux faits marquants et d'une importance capitale pour la suite des événements furent la ratification du Traité franco-britannique et la signature des accords ferroviaires, poutre maîtresse du système de transport Eurotunnel ; la mise en place du financement d'ensemble pouvait avoir lieu afin que les travaux puissent commencer. Le 24 août 1987, le contrat de garantie de prêt, rassemblant une cinquantaine d'établissements financiers pour un montant de 50 milliards de francs, fut signé à condition qu'Eurotunnel réunisse 7,7 milliards de capitaux propres supplémentaires. Le 4 novembre 1987, la Convention définitive de crédit fut signée par 198 banques du monde entier, prêtes à s'engager pour le tunnel, rassemblées au sein du syndicat bancaire international qui accordait à Eurotunnel un prêt de 50 milliards de francs sur 18 ans. Les souscripteurs participant à ce prêt se répartissaient comme suit : les Japonais pour 23,28 %, les Français pour 17,95 %, les Allemands pour 12,59 % et les Britanniques pour 9,37 %, le reste étant souscrit par des banques européennes, des banques du Moyen-Orient ainsi que deux établissements bancaires américains seulement 205 .

En parallèle à la convention de crédit, l'augmentation de capital, c'est-à-dire le solde des capitaux propres, offre publique de vente initialement prévue pendant l'été 1987 pour un montant de 7,5 milliards de francs, eut lieu du 16 au 27 novembre 1987 pour un montant de 7,7 milliards de francs, malgré le krach boursier du 19 octobre 1987. Le Royaume-Uni et la France investirent dans 80 % du placement, de façon assez déséquilibrée puisqu'il y eut 200 000 actionnaires du côté français pour 100 000 actionnaires seulement du côté britannique, ce qui reflétait assez bien le faible enthousiasme du public britannique à l'égard du tunnel ; la tranche internationale, quant à elle, de l'ordre de 1,5 milliard de francs, fut souscrite sans problèmes auprès d'investisseurs institutionnels de diverses origines dont l'Arabie Saoudite, la Belgique, les Etats-Unis et le Japon. Le fait est qu'Eurotunnel avait promis des avantages tarifaires sur les traversées en navette aux souscripteurs potentiels afin de les motiver. Le total des capitaux propres atteignit 10,23 milliards de francs, ce qui signifiait qu'Eurotunnel bénéficiait d'un financement de 60,23 milliards de francs.

Ainsi, des pays du monde entier ont contribué financièrement au projet ; mais si les banques prêteuses du Royaume-Uni, de Suisse ou d'Allemagne se montrèrent quelque peu réticentes face à ces prêts à long terme sans perspectives positives réelles pour leur économie, les banques japonaises, quant à elles, s'avérèrent particulièrement intéressées par un tel ouvrage. Ceci s'expliquait par le fait que les investisseurs japonais avaient l'habitude des prêts à long terme (il est, en effet, monnaie courante d'investir sur une durée de 30 ans dans leur pays). De plus, qu'il s'agisse du volume de leurs liquidités, de la baisse des prix de l'énergie et des matières premières ou de la rareté des projets d'une telle ampleur, tout allait dans le sens d'un investissement dans le tunnel sous la Manche. Ainsi, à la fin du mois de septembre 1987, quinze banques japonaises donnèrent leur aval pour un montant de 14,4 milliards de francs de crédits, soit pratiquement un tiers de la dette d'Eurotunnel. Tout ceci alimentait les griefs des opposants au tunnel qui voyaient dans le caractère international du financement une menace pour le contrôle de l'ouvrage, voire une perte de souveraineté pour la Couronne. Il est vrai que les Japonais avaient énormément investi au Royaume-Uni en cette fin des années 80 et, de ce fait, les milieux d'affaires britanniques ressentaient une certaine inquiétude.

Notes
196.

Indosuez, Crédit Lyonnais, Banque Nationale de Paris, National Westminster Bank et Midland Bank.

197.

réserve financière.

198.

Capital 1

199.

LEMOINE, B., op. cit., p. 121.

200.

Capital 2

201.

Co-Président d'Eurotunnel.

202.

GALLOIS, P., op. cit., p. 51.

203.

La Tribune, 11 février 1987.

204.

Capital 3.

205.

LEMOINE, B., op. cit., p. 122.