II.3 Le financement complémentaire (1990) :

Dès 1988, Eurotunnel commença à tirer sur ses lignes de crédit et annonça la probabilité d'un fort dépassement de coût. En juillet 1989, la société annonça clairement qu'un financement complémentaire allait être nécessaire car les 50 milliards de francs du financement initial et les 10 milliards de francs du crédit stand-byne suffiraient pas à financer, ce qu'il était déjà commun d'appeler "le plus grand chantier du siècle".André Bénard justifia ces dépassements par "de nouvelles définitions plus précises intervenues au fur et à mesure des travaux" et par la "surchauffe économique" 206 régnant à l'époque, entraînant chez les fournisseurs "des exigences et des coûts supplémentaires" 207 . En septembre 1989, le syndicat bancaire annonça à la société Eurotunnel qu'elle ne remplissait plus certaines conditions stipulées dans la Convention de crédit, ce qui ne signifiait pas pour autant qu'elle était en position de défaillance, dans la mesure où elle était en pleine négociations avec TML. En revanche, cela signifiait qu'Eurotunnel ne pouvait plus effectuer aucun tirage sur ses lignes de crédits. Le complément de financement nécessaire fut évalué à 26 milliards de francs. Elisabeth Rochard, journaliste, s'interrogea sur ce dérapage des coûts en ces termes : "Le tunnel sous la Manche, que certains comparent déjà à un satellite TDF1 à la puissance six, viendra-t-il allonger, après Superphénix, le France ou Concorde, la liste des "cathédrales technologiques" qui se sont avérées autant de fiascos économiques" 208 ?

En mai-juin 1990, les actionnaires et membres du syndicat bancaire donnèrent leur aval pour un prêt de 20 milliards de francs de nouveaux crédits bancaires et une nouvelle levée de capitaux propres auprès du public pour une valeur de 5 milliards. Les négociations avec les 208 banques du syndicat bancaire furent d'autant plus longues que la situation internationale était perturbée par l'invasion du Koweit par l'Irak. La Convention de crédit révisée fut finalement signée le 25 octobre 1990 en vue d'une augmentation de capital effective en novembre-décembre 1990. Par cette nouvelle Convention de crédits, le montant total des crédits alloués passait de 50 à 68 milliards de francs, les crédits étaient disponibles jusqu'au 30 juin 1996, la période de remboursement était rallongée de cinq ans et, en cas de défaillance de la part d'Eurotunnel, le remboursement était prévu selon un échéancier allant jusqu'à 2010. Avec les 3 milliards de francs supplémentaires accordés par la BEI, le total des crédits bancaires était porté à 71 milliards de francs. Il est évident que sur la base de ce nouveau montage financier, les frais financiers allaient encore s'alourdir, ce qui signifiait un manque à gagner de 2 milliards de francs par an par rapport aux estimations de 1987 et une révision à la hausse des commissions et intérêts. L'augmentation de capital, d'une valeur de 5,66 milliards de francs, soit, au total, 60 % supplémentaires de capitaux propres pour Eurotunnel, eut lieu entre le 12 novembre et le 3 décembre 1990.

La répartition géographique du prêt 209 se résumait de la façon suivante :

CEE : 58 %

dontAllemagne : 13 %

France : 20 %

Royaume-Uni : 12 %

Autres pays européens (hors Russie) : 9,4 %

Japon : 23 %

Etats-Unis : 2 %

La disproportion entre le nombre d'actionnaires français et britanniques était encore plus flagrante : 435 000 actionnaires en France 210 pour 120 000 en Grande-Bretagne. Après cette nouvelle levée de capitaux, la société Eurotunnel estimait en 1990 qu'elle allait subir des pertes de l'ordre de 1 milliard de francs de 1993 à 1996, pour ensuite obtenir des bénéfices croissants au fur et à mesure que les bénéfices d'exploitation augmenteraient et que la charge financière des emprunts diminuerait. L'augmentation de capital de 1990 fut une réussite malgré la conjoncture peu favorable du marché financier. Elle eut pour conséquence que, fin 1990, Eurotunnel disposait d'une marge de financement de plus de 10 milliards de francs.

Notes
206.

Surchauffe n.f. (1963) ECON. Surchauffe économique : état de tension économique caractérisé par un déséquilibre entre la croissance de la demande et la saturation des facteurs de production, Le Petit Robert, op. cit., p. 2176.

207.

GALLOIS, P., op. cit., p. 73.

208.

"Tunnel sous la Manche. La valse des milliards", l'Usine Nouvelle, n°2238, 12 octobre 1989, p. 16.

209.

MARCOU, G., VICKERMAN, R., "Le tunnel sous la Manche entre états et marché", Revue Politiques et Management Public, article déjà cité, p. 96.

210.

SEARJEANT, G., "Eurotunnel Lifts Cost to £7.5 bn", The Times, 24 avril 1990, p. 25.