II.4 Ultimes décisions avant l'ouverture :

En 1992, la question des réclamations de TML à Eurotunnel n'était toujours pas réglée ; Eurotunnel pouvait utiliser sa marge de financement de 10 milliards de francs pour payer TML. En 1992-1993, Eurotunnel disposait d'une enveloppe de 89 milliards de francs ; or, cette somme n'allait pas suffire au moment où son endettement allait être à son maximum, c'est-à-dire en 1995-96. Les lignes de crédits allaient être épuisées d'ici mai 1994. La mise en oeuvre d'un nouveau plan de financement devenait nécessaire afin de permettre à Eurotunnel de disposer de ressources suffisantes en vue d'exploiter le système jusqu'en 1998, c'est-à-dire jusqu'à ce que les recettes du tunnel couvrent les coûts d'exploitation et les frais financiers. Le syndicat bancaire était prêt à donner son aval à condition qu'une partie des capitaux soit levée sur le marché. Ainsi, le financement complémentaire, estimé à 10 milliards de francs, allait consister en un prêt supplémentaire du syndicat bancaire, en un nouveau prêt de la BEI (de l'ordre de 2,5 milliards) et en une augmentation de capital (d'environ 5 milliards).

En juillet 1993, devant l'incapacité de se mettre d'accord sur une date d'ouverture du système et face à l'impasse financière, les gouvernements français et britannique décidèrent d'intervenir en nommant deux conciliateurs chargés d'étudier la situation. Cette intervention des Etats, normalement impossible, s'explique par le fait qu'il était stipulé dans le Traité de Concession qu'en cas de difficultés financières ou commerciales mettant le projet en péril, les gouvernements se devaient d'intervenir.

Ainsi, en novembre 1993, Eurotunnel s'adressa directement aux Etats concédants en vue de réclamer la somme de 4 milliards de francs en dédommagement des modifications multiples imposées par la CIG sur les navettes, dans la mesure où ces changements avaient contribué à alourdir la facture de plusieurs milliards de francs. En décembre 1993, comme les gouvernements étaient dans l'impossibilité de verser une aide financière directe, ils accordèrent une prolongation de dix ans de la Concession à Eurotunnel, en contrepartie de l'abandon des réclamations envers les Etats. Cette prolongation signifiait théoriquement dix années supplémentaires de bénéfices pour Eurotunnel, mais en fait, il était très difficile d'estimer l'impact réel et précis de cette décision pour plusieurs raisons. En effet, il restait de nombreuses incertitudes financières. Les calculs des analystes financiers étaient basés sur des estimations de trafic et de coûts d'exploitation qui étaient impossibles à vérifier avant la fin de l'année 1995, c'est-à-dire après une année pleine de fonctionnement du tunnel. Une autre incertitude résidait dans le fait que les réclamations de TML, soit la somme de 12 ou 13 milliards de francs, étaient toujours en suspens auprès du tribunal d'arbitrage. Venaient s'ajouter à cela les risques inhérents à ce type de projet, à savoir l'évolution des taux d'intérêt et de change.

Ce même mois de décembre 1993 eut lieu la passation de pouvoir du constructeur, TML, au concessionnaire, Eurotunnel, ce qui signifiait que la phase des essais et de réception des équipements devait avoir lieu en vue de l'ouverture progressive du système de transport prévue à partir de mars 1994.

Le plan de financement complémentaire de près de 10 milliards de francs, annoncé dès 1993, fut confirmé en janvier 1994. Eurotunnel, qui prévoyait être à court de liquidités dès le mois de mai 1994, avec un risque de dépôt de bilan, comptait beaucoup sur ces crédits supplémentaires afin d'être en mesure de "tenir" entre le milieu de 1994 et 1998. Les prévisions d'Eurotunnel sur le plan des recettes s'élevaient à l'époque à environ 5,8 milliards de francs pour l'année 1995, 7 milliards pour 1996, 8 milliards pour 1997 pour atteindre le point mort en 1998 avec 8,5 milliards de recettes avec, toutefois, de grandes incertitudes. La révision des prévisions au point de vue du déficit annonçait 3,5 milliards de francs pour 1995, 3 milliards pour 1996 et 1,5 milliard pour 1997. Quant aux frais financiers et de fonctionnement, ils dépassaient les 8 milliards de francs par an.

Les 23 banques chefs de file, c'est-à-dire les quatre banques agents 211 et les dix-neuf banques dites instructors 212 , devaient obtenir l'accord des 220 banques au sein du syndicat bancaire en vue d'amender la convention de crédits et d'autoriser les crédits supplémentaires. Une fois cet accord obtenu, elles devaient effectuer un montage de 5 milliards de francs avec un pool restreint de prêteurs, dont la BEI faisait partie. Avec le soutien des banques, Eurotunnel pouvait s'occuper de la future augmentation de capital prévue entre mars et mai 1994 ou, tout au moins, avant l'été 1994.

Le 5 avril 1994, un accord à l'amiable fut enfin conclu entre TML et Eurotunnel mettant ainsi fin à un contentieux financier vieux de trois ans ; cet accord stipulait qu'Eurotunnel devait verser la somme de 11,4 milliards de francs (valeur de 1985, soit 15 milliards de francs en 1994) à TML au titre des équipements fixes (qui devaient coûter 6,2 milliards de francs, valeur de 1985, à l'origine). En fait, il ne restait que 700 millions de francs à régler vu les nombreuses avances accordées par Eurotunnel à TML. Le réglement de ce contentieux était une étape indispensable pour Eurotunnel en vue de négocier son plan de financement complémentaire et, plus particulièrement, la nouvelle levée de capitaux.

Notes
211.

Crédit Lyonnais, Banque Nationale de Paris, Midland Bank et National Westminster Bank.

212.

"Eurotunnel débouche sur un gouffre financier", Le Revenu français, hebdomadaire, 14 janvier 1994, n°282, pp. 2-3.