IV.2 Défense des actionnaires :

On ne peut pas parler des actionnaires sans mentionner les associations qui ont été créées en vue de défendre leurs intérêts, à savoir : l'AAE et l'Adacte 219 .

L'AAE 220 a été créée en avril 1992 par un professionnel de la Bourse, Christian Cambier, qui a décidé un jour que, plutôt que d'assister passivement aux assemblées d'Eurotunnel où il n'apprenait que de mauvaises nouvelles, il pouvait essayer de défendre les intérêts des actionnaires. L'AAE comprenait, selon ses dires, 1 200 adhérents en 1994, puis 3 000 en 1996 sur les 600 000 actionnaires individuels français, ce qui représentait 1 à 2 % du capital Eurotunnel. En octobre 1994, devant la situation financière catastrophique d'Eurotunnel, il décida d'envoyer à Monsieur Edouard Balladur, alors Premier Ministre, une lettre dans laquelle il accusait la société Eurotunnel d'avoir fourni aux actionnaires des estimations basées sur des prévisions surfaites ; de plus, il dénonçait le manque d'expérience de la société qui n'avait pas su gérer les divers contentieux et qui n'avait pas su lutter contre les exigences des banques et contre les campagnes de désinformation menées par des lobbies internationaux ; il dénonçait aussi les manipulations boursières et des délits d'initiés de même que des abus de la part des actionnaires privés et institutionnels. En conséquence, il proposait la "nationalisation" 221 pure et simple de la société Eurotunnel sur la base d'un cours de l'action à 42 francs environ, afin, selon lui, d'éviter aux actionnaires d'être ruinés ; en cela, il faisait référence aux affaires de Panama et du canal de Suez dans lesquelles les actionnaires d'origine avaient perdu tout ce qu'ils avaient investi. En effet, la reprise d'une société implique de nouveaux partenaires, ce qui signifie que les dettes sont annulées ou transformées en capital et ce sont les nouveaux actionnaires qui tirent profit des bénéfices. Son initiative fut positive puisque la Commission des Opérations de Bourse (COB) s'empara du dossier et décida d'ouvrir une nouvelle enquête sur l'information financière d'Eurotunnel. La première investigation datait de juin 1994 et portait sur des informations mensongères quant à la date de mise en service de certaines navettes afin de "faciliter" l'augmentation de capital. La seconde enquête s'interrogeait sur l'impact éventuel qu'avaient pu avoir les propos 222 tenus par Graham Corbett 223 sur la chute du titre et mettait en doute la véracité des estimations délivrées dans le prospectus d'émissions.

L'Adacte, l'Association pour la défense des actionnaires d'Eurotunnel, a été créée en septembre 1995 par Albert Jauffret et regroupait, selon lui, en 1996, environ 2 000 membres. Il s'est entouré d'un certain nombre d'avocats dont Me Georges Berlioz qui a déjà défendu les intérêts de petits actionnaires dans des affaires telles que EuroDisney...etc. L'Adacte s'est fixé pour objectif d'informer les actionnaires sur les moyens dont ils disposent pour lutter contre la suprématie des banques et d'Eurotunnel ; l'association s'est efforcée de leur expliquer que leur seul atout était leur nombre et leur seule façon d'agir d'utiliser leur pouvoir de dissuasion. En effet, si le tunnel leur appartenait de par le fait qu'ils détenaient des actions, ils n'avaient cependant aucun pouvoir de décision et n'avaient pas de représentants au sein du conseil d'administration ; de plus, ils n'avaient même pas la possibilité de se mettre à l'abri derrière les gros actionnaires (en possession de 1 à 3 % des actions) qui avaient revendu leurs titres ou qui ne tenaient pas à être en position de conflit (comme Bombardier, Capital Group (américain), BelgaManche..etc). Me Géniteau, au nom des membres de l'Adacte, a porté plainte pour "informations manifestement inexactes et trompeuses" lors de l'augmentation de capital de 1994 et pour "abus de biens sociaux, de pouvoir et de crédit" dans la mesure où le conseil d'administration d'Eurotunnel a toujours compté dans ses rangs des représentants d'établissements financiers prêteurs. De même, Me Alain Cornevaux a déposé une plainte contre l'Etat français jugé responsable "par ses interventions, par son contrôle, par ses interdictions" des dépassements de coûts considérables par rapport au budget initial.

Ainsi, les actionnaires d'Eurotunnel prenaient conscience du fait qu'ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes à condition de se rassembler pour ne former qu'une seule et même voix. Ceci justifiait l'existence d'associations telles que l'AAE ou l'Adacte qui s'efforçaient de regrouper les actionnaires français afin qu'ils puissent faire valoir leurs droits lors des Assemblées Générales de la société ; ce fut notamment le cas lors de l'Assemblée Générale de juillet 1997 au cours de laquelle les actionnaires individuels et institutionnels eurent un rôle à jouer. Neuf investisseurs institutionnels américains, réunis au sein d'un Fonds d'investissement 224 , représentant 36,66 millions de voix, soit 4 % du capital d'Eurotunnel, avaient décidé de s'opposer au plan de restructuration financière, par le biais de Sophie L'Hélias, si les banques créancières n'acceptaient pas d'effacer 25 % de la dette, considérant que la restructuration leur portait préjudice. Le plan devait impérativement être approuvé à la majorité des deux-tiers des suffrages exprimés ; or, un tiers de voix contre le projet équivalait à 77 millions de voix et les investisseurs institutionnels comptaient, entre autres, sur les voix des actionnaires au sein des associations pour atteindre ce nombre de suffrages.

Les actionnaires, après maintes négociations, finirent par accepter d'approuver le plan de restructuration à la condition sine qua non que la durée de la Concession soit à nouveau prolongée. A quelques jours de l'Assemblée Générale, deux revirements de situation importants eurent lieu : le Fond 225 , à la suite d'une rencontre entre Patrick Ponsolle 226 et Hakan Castegrene 227 , déclara qu'il ne s'opposerait pas au plan, ce qui changeait sensiblement les données, et Eurotunnel put annoncer aux actionnaires que les gouvernements acceptaient de prolonger la Concession de 34 ans, soit jusqu'en 2086.

Faut-il en conclure pour autant que les actionnaires ont joué un rôle déterminant dans cette affaire ? Rien n'est moins sûr ; l'avenir nous le dira. Ils ont indiscutablement rendu possible le financement du projet, ce qui, en soi, constitue un aspect fondamental.

Ainsi, il aura fallu près de deux siècles pour que le lien fixe entre la Grande-Bretagne et la France devienne une réalité. De nombreux projets ne virent pas le jour pour une question de blocage politique, très souvent lié à des objections stratégiques d'ordre militaire ; ces échecs furent également associés, souvent par la presse, aux préjugés séculaires des Britanniques, soucieux de préserver leur insularité et peu enclins à devenir continentaux.

La volonté commune de Margaret Thatcher et de François Mitterrand de faire un geste européen, que ce soit dans l'idée de démontrer la capacité du secteur privé ou dans la poursuite d'une politique de grands travaux, a eu raison des oppositions exprimées en termes économiques, financiers ou écologiques. La construction du tunnel sous la Manche résulte donc d'une décision politique.

Le choix du projet a fait l'objet d'une évaluation franco-britannique analysant les aspects essentiels d'un tel ouvrage, répondant aux critères propres à cette discipline, tout en prenant en compte les inquiétudes et les exigences des personnes directement concernées de part et d'autre de la Manche. Le résultat de cette étude a été le choix d'un projet fiable, sûr et attrayant sur le plan technique, respectueux vis-à-vis de l'environnement et viable sur le plan financier.

Des mesures juridiques, législatives et réglementaires furent adoptées pour accompagner la liaison transmanche : le Traité, stipulant les conditions de réalisation et d'exploitation de l'ouvrage, et la Concession, accordant l'exploitation du système de transport au groupement France-Manche / Channel Tunnel Group (FM / CTG). Avec la ratification de ces deux textes de lois, le tunnel sous la Manche devint une réalité politique. Le Traité instituait également la CIG, ayant pour mission de superviser l'exécution de la concession, assistée par le Comité de Sécurité, qui ont tout deux joué un rôle déterminant dans l'histoire du tunnel. La question de l'environnement, chère aux yeux des Britanniques, a aussi été régie par un texte de loi qui a contribué au respect des normes en la matière.

Le tunnel sous la Manche a souvent été mentionné dans la presse comme "le chantier du siècle". Dix grandes entreprises de BTP franco-britanniques, regroupées au sein de TML, ont oeuvré pendant sept ans pour la réalisation de cet ouvrage gigantesque. Bien plus qu'une simple liaison fixe sous la mer, il s'agissait de réaliser un véritable système de transport ferroviaire permettant de relier un pays au continent.

Le tunnel a également défrayé la chronique sur le plan financier ; tout un chacun a eu l'occasion d'entendre parler d'Eurotunnel. Dans la mesure où l'ouvrage devait être uniquement financé sur des fonds privés, selon les exigences de Margaret Thatcher, la tâche était d'autant plus ardue pour Eurotunnel compte tenu de l'ampleur du projet.

Après avoir considéré l'objet de notre travail sous l'angle historique, juridique, technique puis financier tout au long de cette première partie, nous pouvons maintenant nous interroger sur l'incidence qu'un ouvrage tel que le tunnel sous la Manche a pu avoir sur les régions directement concernées, et notamment celle du Kent ; afin de mener à bien notre recherche, nous étudierons, dans une seconde partie, les prévisions des consultants en ce qui concerne l’emploi, le trafic transmanche et la rentabilité pour la société concessionnaire, avant de terminer par une approche plus sociologique.

Notes
219.

Le Point, n° 1240, 22 juin 1996, pp. 64-72.

220.

Association pour l'Action Eurotunnel.

221.

GALLOIS, D., "Des actionnaires minoritaires d'Eurotunnel demandent la "nationalisation" de la société franco-britannique", Le Monde, 29 octobre 1994, p. 18.

222.

Propos rapportés par The Guardian, 13 octobre 1994.

223.

Directeur financier d'Eurotunnel.

224.

Northern Cross Investments.

225.

voir supra p. 102.

226.

Coprésident du groupe Eurotunnel.

227.

Président du Fonds d'investissement.