IV.3 Activités portuaires et transport maritime 252 :

Le tunnel allait indéniablement augmenter la capacité du trafic Transmanche. La croissance globale du trafic risquait d'être plus importante que l'augmentation de la demande, ce qui allait engendrer une sévère concurrence entre le tunnel et les ferries, qui allait dévier le trafic des autres ports de la Manche (plus onéreux) et, en conséquence, augmenter le volume de trafic des transporteurs dans le Kent. Cependant, il restait difficile d'évaluer la part de marché du fret par rapport à celle des voyageurs.

En 1987, les 13 000 emplois portuaires et maritimes offerts par les ports du Kent étaient répartis comme indiqué dans le tableau n°6. Douvres, avec ses 10 400 emplois, était en position largement dominante, loin devant tous les autres ports réunis ; les activités portuaires et maritimes représentaient 20 % de l'emploi dans cette ville. Ceci explique que les autorités portuaires et les compagnies de ferries s'inquiétaient des conséquences de la concurrence du tunnel sur l'emploi local.

Tableau 6 : Répartition des emplois portuaires et maritimes dans le Kent en 1987
PORTS 1987
   
Douvres 10 400
Folkestone 820
Ramsgate 640
Sheerness et Chatham 670
Dartford 150
Autres (dont Ashford) 320
   
TOTAL 13 000
Source : Kent Impact Study 1987, p. 26.

Une des recommandations évoquée dans la stratégie de 1987 portait sur l'importance de conserver l'alternative tunnel/ferries, afin de laisser le choix du mode de transport aux transporteurs et aux voyageurs et de pouvoir continuer à assurer le service en cas de fermeture ponctuelle ; d'autre part, un itinéraire unique pour tous les voyageurs et véhicules aurait risqué de créer des encombrements.

Des estimations quand aux suppressions d'emplois prévues avaient aussi été faites afin d'évaluer l'impact réel de l'ouverture du tunnel sur les ferries, en effectuant une comparaison entre deux cas de figure : avec ou sans le tunnel. Ces chiffres sont récapitulés dans le tableau n°7.

Tableau 7 : Prévisions d'emplois avec/sans tunnel
EMPLOIS FERRIES 1993 2003
     
Sans tunnel 13 200 / 13 800 14 000 / 15 400
Avec tunnel 6 600 / 9 500 7 400 / 11 300
     
Différence avec tunnel -4 300 / -6 600 -4 100 / -6 600
Source : Kent Impact Study 1987, p. 25.

La Commission d'enquête avait estimé en 1987 que les suppressions d'emplois dans l'industrie portuaire et maritime dans le Kent seraient de l'ordre de 4 300 à 6 600 emplois à l'ouverture du tunnel. Cet écart significatif entre les chiffres dépendait de la politique de reconversion adoptée par les transporteurs maritimes face à la concurrence du tunnel. En effet, les transporteurs avaient le choix entre deux stratégies possibles : miser sur la qualité du service rendu aux voyageurs qui allaient continuer à emprunter les ferries pour traverser la Manche, étant donné que les usagers des ferries étaient soit des vacanciers pour qui le temps de traversée importe peu, soit des transporteurs routiers qui, d'après les statistiques, devaient continuer à utiliser les ferries, ou réduire massivement les emplois et grouper les passages sur les ports les plus rentables.

La première stratégie reposait sur la viabilité de la liaison entre Douvres et Calais pour le transport des voyageurs malgré la guerre des prix. Elle allait de pair avec une éventuelle fusion des grandes compagnies de ferries, en l'occurrence P&O European Ferries et Stena Sealink, sur la base de deux bateaux Sealink et trois bateaux P&O pour le transport des voyageurs sur la ligne Douvres-Calais, et d'un bateau Sealink et quatre bateaux P&O pour le transport des marchandises sur la ligne Douvres-Zeebruges. Les compagnies de ferries comptaient sur une certaine réticence des voyageurs à utiliser le tunnel dans un premier temps, ce qui leur permettrait d'anticiper la concurrence. Cependant, elles s'attendaient à devoir fermer les liaisons-voyageurs au profit du fret dès l'ouverture du tunnel si la guerre des prix devait perdurer. Dans ce cas, le Kent allait souffrir de nombreuses pertes d'emplois, surtout à Douvres.

Tableau 8 : Prévisions d'emplois avant et après l'ouverture du tunnel dans les ports du Kent
Ports Emploi 1991 Emploi après Changement
(compagnies   ouverture du dû au tunnel
maritimes)   tunnel (93/95)  
Douvres 6 541 3 606 -2 935
Folkestone 554 0 -554
Ramsgate 703 123 -580
DIFT 142 142 0
Sheerness 360 360 0
Ashford 540 250 -290
TOTAL 8 840 4 481 -4 359
Source : Kent Impact Study 1991 Review, Study 3, p. 10.

Dans le premier cas de figure, les consultants prévoyaient que les ports du Kent allaient subir une perte de 4 359 emplois, soit 49 % des emplois en 1991, en raison de l'ouverture du tunnel. Sur ce chiffre global, 2 935 emplois, soit 67 %, concernaient le seul port de Douvres, qui allait déjà souffrir de pertes d'emplois dues à la fin de la construction de l'ouvrage. La seconde stratégie consistait à conserver uniquement les services de marchandises et éventuellement le transport des voyageurs par SeaCat. Le port de Douvres, principalement, serait affecté par un tel choix avec une perte de 1 961 emplois supplémentaires, tant à terre qu'en mer. En résumé, dans un cas de figure comme dans l'autre, Douvres allait subir de nombreuses pertes d'emplois entre 1991 et 1993-95.

Ainsi, tous les ports importants du Kent, principalement celui de Douvres, mais aussi ceux de Folkestone et de Ramsgate, devaient, dès la construction du tunnel, songer à leur reconversion. La diversification de leurs activités portuaires pouvait s'inscrire dans le développement du tourisme et des loisirs, à savoir l'implantation de marinas, de pair avec la multiplication des commerces et l'amélioration des logements pour accueillir la clientèle, ou encore l'organisation de croisières, mini-croisières et visites organisées. Le port de Ramsgate qui semblait prédisposé à devenir un port de commerce, était encouragé à poursuivre dans cette voie.

En 1991, les données étaient sensiblement les mêmes qu'en 1987 au point de vue des emplois portuaires et maritimes ; cependant, les perspectives de suppressions d'emplois entre 1991 et 1994, c'est-à-dire au-delà de l'ouverture du tunnel (alors prévue en 1993) avaient été révisées à la hausse ; comme nous pouvons le voir dans le tableau n°9, les nouvelles estimations 253 prévoyaient une perte probable de 7 440 emplois dans ces secteurs au lieu des 4 300/6 600 annoncées en 1987.

Tableau 9 : Prévisions d'emplois portuaires et maritimes dans le Kent
  1991 Prévisions de
    pertes d'emplois
    1991-1994
Douvres 10 400 -5 400
Folkestone 800 -800
Ramsgate 1 050 -780
Sheerness & 550 -70
Chatham    
Dartford 300 -60
Autres (dont 740 -330
Ashford)    
Total 13 840 -7 440
Source : Kent Impact Study 1991 Review, p. 29.

Les compagnies maritimes du Kent ont pris des initiatives positives au point de vue de la rationalisation et de la modernisation de leurs services afin d'être compétitives face à la concurrence du tunnel, comme le leur avait préconisé la stratégie établie en 1987. Ainsi, les deux compagnies maritimes principales, P&O European Ferries et Stena Sealink, ont proposé une fusion de leurs intérêts, ce qui allait réduire les coûts et la main-d'oeuvre (soit, pour le port de Douvres seulement, une suppression de 5 400 emplois environ, à terre et en mer, par rapport aux 10 400 en 1991).

Les suppressions d'emplois dans les ports du Kent, dont ceux de la douane et du fret, étaient estimées à 7 500 emplois (sur un total de 14 000 emplois en 1991), dont 5 500 environ pour le seul port de Douvres. Les besoins en formation et en réinsertion pour les futurs sans-emplois locaux étaient beaucoup plus importants que dans le secteur du BTP.

Les compagnies de ferries et les responsables portuaires, dans un souci de compétitivité, ont demandé que les accès routiers 254 soient remis en état ; ceci concernait en priorité la A2 en direction de Douvres, qui risquait d'être encombrée, la A249 en direction de Sheerness et la A253 en direction du port de Ramsgate. Ils ont aussi demandé un meilleur service ferroviaire en liaison avec les ports maritimes.

La Commission d'enquête a estimé qu'il était en effet nécessaire de donner des chances égales au tunnel et aux ferries, afin d'éviter que l'usager lui-même ne finisse par souffrir de leur rivalité. En effet, les voyageurs tirent généralement profit des tarifs avantageux offerts par les compagnies quand il y a concurrence ; ils peuvent néanmoins devenir les victimes d'une guerre tarifaire si ces offres promotionnelles se font au détriment de la qualité du service, voire de la sécurité des voyageurs.

De nombreuses incertitudes subsistaient cependant quant à la réaction des compagnies aériennes ainsi qu'en matière de politique adoptée par les compagnies maritimes françaises et belges.

Les objectifs stratégiques énoncés par la Commission d'enquête en 1987 restaient donc valables en 1991 ; ils étaient en bonne voie de réalisation, mais ils devaient être renforcés et mieux ciblés. Il était toujours question d'une éventuelle fusion entre les deux principales compagnies maritimes, d'une réglementation en matière de sécurité, de duty-free 255 , de douane et d'immigration qui soit analogue pour le tunnel et les ferries, d'une amélioration des infrastructures routières et ferroviaires afin de faciliter l'accès au tunnel et aux ports et, enfin, de conserver l'alternative tunnel/ferries.

Notes
252.

Kent Impact Study, rapport déjà cité, pp. 25-31.

253.

Kent Impact Study 1991 Review, rapport déjà cité, p. 29.

254.

voir annexe 8.

255.

Hors taxes.