VII.1 Sur le plan de la compétitivité :

Les régions et les villes à proximité du tunnel ont tout d'abord fait preuve de scepticisme quant à l'effet bénéfique du projet ; elles ont néanmoins vite reconnu qu'il s'agissait là d'un puissant moteur de développement. Le tunnel engendrait en effet des investissements en matière d'infrastructures (qui n'auraient certainement pas vu le jour aussi tôt), ainsi qu'un flux important de nouveaux échanges qui signifiaient des opportunités économiques et touristiques, à condition, bien entendu, que ces régions soient déterminées à agir.

En 1987, le prix des terrains et des loyers était bien moins élevé dans le Nord-Pas-de-Calais que dans le Kent, mais le coût de la main-d'oeuvre était moindre dans le Kent, ce qui signifie qu'au point de vue du coût global, le Kent était légèrement plus compétitif que le Nord-Pas-de-Calais ; pourtant ce dernier, considéré comme région sinistrée, bénéficiait d'une aide financière de la région.

D'autres facteurs jouaient aussi en faveur du Kent par le fait qu'il y avait moins d'industries lourdes traditionnelles sur le déclin et que la structure industrielle était plus favorable à la croissance. D'autre part, même si certaines parties du Kent étaient éloignées les unes des autres, elles faisaient partie d'une des régions les plus prospères du Royaume-Uni tout en étant relativement proches de Londres. Le Nord-Pas-de-Calais, en comparaison, était une région plus vaste, moins compacte et sur le déclin. De plus, en 1987, le Kent avait un meilleur réseau ferroviaire, alors que les liaisons entre le Nord-Pas-de-Calais et la Belgique étaient quasi inexistantes. Le réseau autoroutier était comparable des deux côtés de la Manche, mais il était accessible à une plus grande partie de la population du Kent. Cette région, enfin, avait un avantage certain au point de vue de la facilité d'accès au transport aérien international.

La conclusion 297 , en 1987, fut que le Kent était beaucoup plus compétitif que le Nord-Pas-de-Calais aux yeux des investisseurs et des employeurs quant au choix d'implantation de leur entreprise. Il était clair, cependant, que les responsables du Nord-Pas-de-Calais allaient mettre en oeuvre tout ce qui était en leur pouvoir afin de tirer profit au maximum de l'opportunité offerte par le tunnel et ses infrastructures d'accompagnement pour leur région. En cela, peut-être, l'engagement de la France a été plus important, en raison de l'enjeu qui devait permettre de transformer cette région "sinistrée".

En 1991, la situation avait nettement évolué ; sur le plan du développement des liaisons routières du côté français, l'autoroute A26 était entrée en service entre Calais et Reims en 1990. L'achèvement de la nouvelle rocade du littoral (RN1) reliant Calais, Boulogne, Dunkerque et la frontière belge était prévu en 1993. La prolongation de l'autoroute A26 en direction de Troyes était en projet dans le but de relier directement par l'autoroute Calais, la Suisse, l'Italie et le sud-est de la France en 1993. Enfin, la construction de la nouvelle autoroute reliant Paris, Amiens, Boulogne, avec son prolongement jusqu'à Rouen, devait s'achever en 1995. Au niveau des liaisons ferroviaires, il était prévu que l'achèvement des travaux de développement de la ligne du TGV Nord de 324 kilomètres de long coïncide avec l'ouverture du tunnel (alors prévue en 1993). D'autre part, une interconnexion était prévue autour de Paris afin d'assurer la liaison des TGV Nord, Atlantique et Sud-Est, la desserte de l'aéroport Charles de Gaulle et du parc d'attractions Euro Disneyland en 1994. Les services ferroviaires, grâce au TGV, se valaient, de même que les infrastructures autoroutières ; le transport aérien restait néanmoins un atout pour le Kent. Cependant, la région n'avait toujours pas amélioré les voies d'accès aux parcs d'entreprises et subissait beaucoup de pressions de la part des habitants soucieux de préserver leur environnement, ce qui, inévitablement, avait tendance à freiner l'expansion économique de cette région ; de son côté le Nord-Pas-de-Calais offrait, le long d'une ceinture côtière et autour de Lille, de nombreuses opportunités sur le plan de l’implantation d'entreprises. Les riverains ont certes vu les terminaux acquérir leur configuration définitive ; cependant, un exemple de la différence dans le développement des deux régions est l'envergure du terminal de Coquelles, véritable complexe doté de toutes les installations dont peuvent avoir besoin les voyageurs, par rapport à celui de Cheriton qui, même secondé par la gare internationale d'Ashford, n'allait pas être compétitif face au terminal français.

Cet avantage certain du Nord-Pas-de-Calais en 1991 au détriment du Kent, en ce qui concerne les parcs d'entreprises, se confirma au travers d'études menées auprès de compagnies du Kent ; en effet, d'après ces études, il ressortait que, par rapport à 1987, un plus grand nombre d'entreprises songeait à aller s'installer dans le Nord-Pas-de-Calais, que 30 % des entreprises du Kent reconnaissaient les avantages d'une implantation dans le Nord-Pas-de-Calais et que 15 % des entreprises de cette même région songeaient à s'installer, en partie ou totalement, dans le Nord-Pas-de-Calais, une fois le tunnel ouvert.

La comparaison sur le plan des coûts d'implantation et d'exploitation pour les entreprises mobiles donnait un léger avantage (10 %) au Kent sur le Nord-Pas-de-Calais. Les conclusions étaient en 1991 sensiblement les mêmes qu'en 1987 sur le plan des coûts, à savoir : la location de sites industriels à Ashford était toujours quatre à cinq fois plus élevée qu'à Calais, mais le coût de la main-d'oeuvre était 25 % moins élevé à Ashford qu'à Calais (en raison des charges sociales très élevées pour les employeurs côté français). Le Kent restait compétitif pour les activités mobiles et industrielles, mais la tendance risquait fort de s'inverser et le Nord-Pas-de-Calais deviendrait alors une menace réelle en tant que lieu d'implantation pour les entreprises mobiles.

Un des premiers soucis des collectivités locales fut de s'assurer que le tunnel allait avoir des retombées en matière d'emplois au niveau local. Pendant la phase de construction, le tunnel et ses infrastructures d'accompagnement ont généré un grand nombre d'emplois et la priorité a été donnée au recrutement local. Côté français, la majorité des hommes travaillant sur le chantier, soit 94 % des ouvriers et 60 % des cadres embauchés, provenait de la région, grâce à une étroite collaboration avec les services de l'Agence Nationale Pour l'Emploi (ANPE). La plupart d'entre eux durent recevoir une formation spécifique. Pour ces ouvriers, ce chantier était une réelle opportunité dans la mesure où certains étaient au chômage depuis de longues années. Côté anglais, un effort a été fait afin d'employer des hommes en provenance des régions les plus touchées par la crise économique, comme les Midlands, le Pays de Galles ou l'Irlande. Ainsi, au contraire de la région Nord-Pas-de-Calais, la priorité ne fut pas donnée au Kent, même si la moitié des 6 000 personnes employées étaient des locaux. Pour tous ces ouvriers en provenance de régions relativement éloignées, il fallut construire une sorte de village ouvrier, la cité de Farthingloe, ce qui ne fut pas nécessaire en France, car les rares ouvriers n'habitant pas chez eux furent logés chez l'habitant.

Notes
297.

Kent Impact Study, rapport déjà cité, pp. 202-206.