CHAPITRE 3.
PERSPECTIVES DE REVENUS ET DE RENTABILITE :

Le projet allait être rentable dans la mesure où les péages et autres revenus permettaient de dégager, jusqu'à la fin de la concession, des bénéfices d'exploitation suffisants pour rembourser et rémunérer tous les capitaux investis ; il fallait, de même, prévoir le paiement des frais financiers (intérêts et commissions) aux banques et des dividendes aux actionnaires ayant investi dans le projet. Ceci explique l'importance des prévisions de bénéfices d'exploitation, bénéfices tirés du trafic, des tarifs et des frais d'exploitation du tunnel. En effet, chaque passage des TGV Eurostar et des trains de marchandises allait rapporter à Eurotunnel des droits d'utilisation calculés en fonction du trafic. Les tarifs des navettes devaient être fixés juste avant la mise en service du tunnel, à priori en fonction des tarifs pratiqués par les ferries.

Comme nous l'avons déjà vu pour les prévisions sur le plan du trafic, les consultants ont été chargés très tôt de réaliser des enquêtes en vue de calculer la rentabilité du projet. Au début de l'année 1986, ils prévoyaient les chiffres suivants : avec un trafic annuel estimé à 23 millions de passagers et 13 millions de tonnes de marchandises, plus 5 millions de passagers en Eurostar, avec des tarifs équivalents ou inférieurs à ceux des ferries, les recettes pouvaient être évaluées à 4,1 milliards de francs dès la première année d'exploitation, pour augmenter de 2 % par an sur les dix années suivantes. Au fur et à mesure de l'avancement des travaux, les consultants ont effectué des révisions complètes des estimations de revenus, à partir de données récentes et plus détaillées.

En 1989, leur révision a révélé une augmentation sensible des revenus prévisionnels par rapport aux estimations réalisées au milieu de l'année 1987 : de 6 % en 1993-94, à 10 % en 2003 puis à 16 % en 2013, croissance due à l'amélioration des conditions économiques au Royaume-Uni et à une croissance du trafic réel enregistrée en 1986 et 1987, supérieure aux premières prévisions.

En 1990, les consultants prévoyaient que le chiffre d'affaires d'Eurotunnel allait approcher les 3,9 milliards de francs en 1993, qui devait être la première année d'exploitation (partielle) du tunnel ; ce chiffre devait augmenter jusqu'à 7,6 milliards de francs en 1994, pour connaître ensuite une croissance continue : 10,7 milliards en 1998, puis 15,8 milliards en 2003... etc.

En 1991, les consultants durent revoir à la baisse d'1 milliard de francs les estimations de revenus pour l'année 1993 en raison de la récession économique et de la mise en service échelonnée des navettes ; cependant, les prévisions sur le long terme restaient inchangées.

Les charges d'exploitation étaient évaluées à 25 % des estimations de recettes brutes, au lieu des 19 % prévus en 1987, sur les dix années suivant l'ouverture du tunnel ; elles devaient évoluer au même rythme que le chiffre d'affaires.

Une importante part des recettes allait également provenir de l'exploitation des facilités et des services offerts dans le cadre des terminaux.

La présence des prévisions en ce qui concerne le trafic et des perspectives de revenus et de rentabilité pour la société concessionnaire dans notre travail se justifie, comme nous l'avons vu, par le fait que l'incidence du tunnel sur le Kent est, dans une certaine mesure, liée aux résultats d'Eurotunnel. Dès l'origine du projet, la société a pris l'habitude de rapporter les estimations des consultants au point de vue du trafic et des revenus et de la rentabilité dans ses bulletins d'information et ses rapports d'activité annuels, chiffres qui ont été repris au fur et à mesure par la presse. Bien qu'il s'agisse d'une pratique courante lors de la construction d'un ouvrage de ce type, il semblerait que ces prévisions aient été rendues publiques plus souvent que de coutume. Ce choix d'Eurotunnel peut être interprété de diverses façons : il peut s'agir d'une volonté de tenir informées toutes les personnes intéressées par le projet, comme d'une manoeuvre stratégique consistant à avancer des chiffres prometteurs dans le but de rassurer les personnes directement ou indirectement impliquées dans le projet (dont les actionnaires) ; la société a pu également agir dans un souci de transparence.

Quelles que soient les raisons de son choix, tout un chacun a pu suivre l'évolution du projet dans la presse, que ce soit au sujet des fluctuations de l'action Eurotunnel ou à propos des inquiétudes des compagnies maritimes et aériennes face aux prévisions de trafic de la société. Nous aurons l'occasion de revenir sur la question ultérieurement, dans la troisième partie de notre travail.

Nous allons maintenant aborder l'aspect sociologique et socio-économique de notre problématique. En d'autres termes, nous nous sommes demandé comment les habitants des régions directement concernées avaient perçu et vécu la construction puis l'ouverture du tunnel. L'étude de l'incidence du tunnel sur les résidents du Kent et du Nord-Pas-de-Calais a été rendue possible grâce à la presse, comme nous allons le voir dans le prochain chapitre.