II - APPROCHE SOCIO-ECONOMIQUE :

A l'occasion de l'inauguration du tunnel sous la Manche, la presse a également fait paraître un certain nombre d'articles sur les retombées économiques de part et d'autre de la Manche, ce qui nous a permis de dégager l'impact socio-économique du tunnel sur le Kent principalement et sur le Nord-Pas-de-Calais.

Sur la question du financement du projet tout d'abord, Laurent Zecchini 351 a souligné le fait que la construction du tunnel a donné lieu à une polémique sur le rôle du secteur public et celui du secteur privé ; en effet, Margaret Thatcher a exigé que ce soit un projet entièrement privé, en allant même jusqu'à faire voter une loi interdisant l'apport de fonds publics dans le financement de la ligne à grande vitesse entre la sortie du tunnel et Londres ; mais, sous un angle de vue différent, c'est l'Etat qui a finalement exercé son pouvoir en choisissant le système de transport installé par Eurotunnel, en forçant un secteur privé assez récalcitrant, en s'immisçant dans la gestion d'Eurotunnel et dans les projets de British Rail. Du côté français, dès l'annonce du projet, les entreprises et administrations chargées de l'équipement ont entrepris la construction de la liaison entre Paris et le tunnel, aux frais des contribuables. Tout ceci est d'autant plus paradoxal qu'il a été clairement stipulé dès l'origine qu'il s'agissait soi-disant d'un projet entièrement privé.

Dans le même article, le journaliste exposait sa vision des choses ; selon lui, la raison pour laquelle les Français n'avançaient pas à la même allure que les Britanniques s'expliquait par la politique menée par les gouvernements conservateurs successifs en Angleterre, qui a consisté à privatiser systématiquement et à refuser d'investir l'argent public dans des projets d'intérêt ... public !

L'édition spéciale publiée par un quotidien britannique 352 en association avec son pendant français a fait état des inquiétudes du Kent quant à l'impact économique du tunnel. Le quotidien a fait appel, dans cette optique, à Roger Vickerman qui a beaucoup travaillé sur ce sujet ; il a exprimé son opinion en ces termes : "Si nous n'avions pas eu le tunnel, l'économie britannique en aurait souffert. Mais il est très délicat aujourd'hui de chercher à identifier précisément les effets positifs d'un tel édifice". Telle était la position de ce spécialiste en la matière à la veille de l'ouverture du tunnel sous la Manche. En dépit du fait qu'il se soit longuement penché sur le problème, il n'arrivait toujours pas à évaluer si le tunnel "apportera(it) plus d'emplois qu'il n'en coûtera(it)" à l'ensemble du pays en général et à la région du Kent plus particulièrement. Il préférait donc opter pour les "avantages par défaut" en admettant qu'il s'agissait indéniablement d'une "énorme opportunité de voir les échanges et l'activité économique connaître une véritable expansion" ; cependant, dans la mesure où "le Royaume-Uni attend plus du tunnel que la France, notamment du fait de la nouvelle ligne de chemin de fer à grande vitesse, il est pratiquement impossible de se faire une opinion définitive" 353 .

La tendance était sensiblement la même pour tous les acteurs concernés par le tunnel quant à son impact économique. Les industriels semblaient adhérer aux prévisions de la société Eurotunnel quand elle annonçait que le Royaume-Uni allait s'ouvrir au marché unique européen, mais ne s'engageaient pas vraiment pour autant dans des projets d'investissements ou d'infrastructures sur le continent.

Les estimations du rapport de la Commission d'Enquête étaient assez mitigées : "Sur la base d'une croissance présumée de 2 à 2,5 % par an au Royaume-Uni, il apparaît que l'activité économique dans le Kent sera supérieure à la moyenne nationale et que le tunnel aura un impact bénéfique sur la région jusqu'en l'an 2011" ; cependant, à "moyen terme, les effets négatifs sur l'emploi sont plus importants qu'envisagés initialement" 354 .

Gwyn Prosser 355 n'était pas très optimiste : "La difficulté, c'est évidemment de prédire le futur, mais pour l'instant, la situation n'est pas fameuse", écrivait-il faisant référence aux emplois portuaires et aux emplois directement et indirectement liés au tunnel. La question était de savoir si le tunnel allait signifier un renouveau économique pour la région et la Grande-Bretagne ou, au contraire, le départ des entreprises sur le continent. Comme le soulignait Gwyn Prosser, "si le but est de mieux travailler avec l'Europe, plusieurs firmes pourraient être tentées de s'installer dans le nord de la France, d'où elles auraient une position plus centrale" 356 .

Du côté français, la situation dans le Calaisis, telle qu'elle a été décrite par un quotidien britannique, n'était pas très brillante non plus. Pourtant, la ville de Calais est devenue, grâce au tunnel sous la Manche, la mieux équipée en France. "L'effet tunnel" s'est fait sentir dès le début du projet avec plus de 5 000 personnes embauchées et formées dès 1986-87 en vue de travailler sur le chantier. En conséquence, le taux de chômage du Calaisis a chuté de 6 % (de plus de 20 % à en dessous de 14 %) et la région a cru en un avenir meilleur après 35 années de récession. Un hôtelier de Calais a témoigné en ces termes : "Chacun avait un ami, un mari, un fils, quelqu'un de proche ou de lointain qui travaillait sur le chantier (...) Et puis il y a eu un véritable déferlement sur la région" 357 . En effet, "l'effet tunnel" s'est aussi traduit par l'arrivée d'une multitude d'investisseurs potentiels - chefs d'entreprises et prospecteurs français, belges, anglais et néerlandais - venus évaluer le site et décider de l'opportunité d'installer une entreprise dans la région. Des spéculateurs ont même pris des options sur des terrains, sans pour autant signer de promesses d'achat. En 1990, la fin du chantier a signifié une débauche massive, un taux de chômage en hausse (qui a atteint 20 % en 1994) et la disparition des hommes d'affaires en tout genre. Jean-Jacques Barthe 358 témoigne : "Il y a dix ans, les Calaisiens ont été très sceptiques, cela faisait tellement de temps qu'on parlait de ce projet (...) Quand les travaux ont commencé, ils ont trouvé que c'était bien. Il n'y avait pas une famille dont l'un des membres ne travaillait pas sur le tunnel. Depuis que le chantier est terminé, les doutes sont revenus. Le chômage est remonté de 13 à 20 %. Nous vivons cette phase affreuse du désembauchage, avec toute la déception que cela implique" 359 .

Les personnes interrogées à l'occasion de l'inauguration du tunnel tentaient d'analyser la situation. Francis Balloy 360 se plaçait du point de vue des laissés-pour-compte, en quelque sorte, du projet quand il donnait sa version des faits : "Tout le temps de la construction du chantier, la région a vécu dans l'euphorie. Et puis il y a eu les difficultés financières d'Eurotunnel et les retards annoncés sur la date de mise en service (...) Ceux qui travaillent sur le chantier n'ont pas compris qu'on les laisse tomber" 361 . Henri Ravisse 362 analysait la situation différemment ; il se plaçait davantage du point de vue financier quand il déclarait : "Le drame de Calais, c'est qu'il n'y a pas ici de bourgeoisie industrielle capable d'investir et de guider les affaires" 363 . Patrick Leguillou 364 était, quant à lui, franchement plus optimiste. Si on en croit ses dires, "D'ici 2005, le port et le tunnel draineront ensemble 30 millions de voyageurs et 30 millions de tonnes de fret (...) Nous serons dans les dimensions de Roissy en l'an 2000. C'est un atout considérable, nous sommes les seuls de cette région du Nord à pouvoir y prétendre. Reste à valoriser et à utiliser tout ce passage" 365 . Jean Cousein 366 semblait tout aussi optimiste, avec un bémol cependant : "Le tunnel, cela peut être l'essence dont Calais a besoin pour redémarrer son moteur. Il est vrai qu'Eurotunnel fait peur. Avec leur cité de l'Europe, on a l'impression qu'ils veulent se garder leur clientèle. Mais je me demande s'ils n'ont pas surdimensionné leurs investissements" 367 .

Dans cet ordre d'idées, plusieurs ZAC ont été prévues autour du tunnel. Cependant, à l'heure de l'inauguration du tunnel, les choses n'avaient pas beaucoup évolué ; de tous les projets prévus, seuls l'hypermarché Carrefour et les immenses cash and carry 368 (libres services, magasins et entrepôts spécialisés dans la vente d'alcool et de bière) attirant toujours plus de one-day trippers 369 britanniques, avaient vu le jour et un seul commerçant de Calais avait loué une boutique dans la cité de l'Europe ; dans ces conditions, les Calaisiens ne risquaient pas d'assister à la désertion du centre-ville.

David West était, avant même l'ouverture du tunnel, une des personnes qui avait certainement le plus bénéficié des retombées du tunnel. Propriétaire du plus grand cash and carry de Calais, il a su analyser avec justesse le comportement de ses contemporains et saisir l'opportunité qui s'offrait à lui : "En Angleterre, la bière est un médicament contre la crise" 370 . Pourtant, sa réussite n'a pas été bien accueillie par les Calaisiens ; à l'occasion des fêtes de Noël en 1993, la popularité de son cash and carry a attiré une foule de Britanniques, créant ainsi un gigantesque embouteillage dans la zone industrielle, ce qui lui a valu de sévères critiques de la part des élus locaux. Sainsbury's, une autre société britannique, s'est également implantée à Coquelles.

La situation était presque similaire dans le secteur de l'immobilier. A l'origine du projet, les promoteurs immobiliers faisaient preuve de beaucoup d'optimisme... avec raison d'ailleurs, si on en croit les dires d'un notaire de Boulogne : "Il y a eu un vrai mouvement en 1988 (...) Les Britanniques, qui avaient déjà beaucoup investi dans le Pays de Caux et autour de Honfleur, ont commencé à s'intéresser aux propriétés qui étaient à vendre dans la région, à proximité de la sortie du tunnel. Il faut dire qu'ici, les prix des maisons et des terrains sont toujours trois fois moins chers que ceux du sud de la Grande-Bretagne. Notamment le Kent. Bien sûr, le Kent, c'est beau, c'est huppé, mais, là-bas, les tarifs sont inabordables" 371 . Pour la région, c'était une belle perspective ; on s'attendait à voir les Britanniques arriver en masse et le prix du foncier monter en flèche. Mais cela n'a pas été le cas ; certes, les Anglais continuent d'investir en France, mais achètent plutôt des vieilles bâtisses à rénover, à bas prix.

En conclusion, l'emploi revenait progressivement dans le Calaisis ; on était passé de la production à la vente : le secteur primaire avait fléchi alors que le secteur tertiaire était en développement. Sans rentrer dans les détails, la construction du tunnel avait signifié la création de 15 000 emplois, dont une grande partie dans la région ; l'exploitation du tunnel a bien créé 1 200 emplois, mais en majorité hors de la région. Jean-Jacques Barthe n'était pas en mesure de donner des chiffres précis à ce sujet : "Je n'arrive pas à connaître le nombre de Calaisiens travaillant pour Eurotunnel mais je crois que ce chiffre est faible. Le maire d'une petite commune limitrophe, Fréthun, me disait qu'il n'a qu'un administré qui travaille pour le tunnel. Pendant la construction, c'était bien plus". Les conditions de recrutement d'Eurotunnel ont été, selon lui, scandaleuses ; en 1994, pour faire suite au refus de la société d'embaucher un jeune à cause de son faible niveau d'anglais, il déclara, critique et amer à la fois : "Pour être balayeur ou laveur de carreaux, on n'a pas besoin de l'anglais, Eurotunnel n'a pas réussi son implantation locale. Elle a confié ses dossiers d'embauche à des sociétés de Paris".

Le tunnel aura néanmoins eu un effet bénéfique pour la région : par la construction de l'autoroute qui a permis de désenclaver la ville, par les efforts que les compagnies de ferries ont dû fournir pour faire face à la concurrence et par l'effet dynamisant que ce projet a eu sur la région qui a tout mis en oeuvre afin de se tenir prête. C'est peut-être Marie-Christine Blandin 372 qui en une seule phrase a le mieux résumé cette dynamique de la région, quand elle a déclaré en 1994 : "Le Nord-Pas-de-Calais n'est plus une île".

Après avoir effectué la synthèse des prévisions en ce qui concerne l'emploi, le trafic et la rentabilité, et avoir tenté de cerner l'attitude des résidents des régions directement concernées, nous pouvons maintenant étudier l'incidence réelle du tunnel sous la Manche sur le Kent, à l'aide des premiers résultats obtenus au cours des trois premières années d'exploitation dans la troisième et dernière partie de notre travail.

Notes
351.

ZECCHINI, L., "Grande-Bretagne : "Wait and see...", Le Monde, 7 mai 1994, p. 34.

352.

The Guardian/Libération, 6 mai 1994.

353.

ROUSSELOT, F., "Le Kent, inquiet, s'interroge sur l'impact économique du tunnel", The Guardian/Libération, 6 mai 1994, p. 8.

354.

"On the basis of assumed growth in UK output averaging 2% to 2.5% per annum, the evidence suggests that economic growth in Kent will exceed the national average"(...)"Over the longer term to the year 2011 the Channel Tunnel will bring economic benefits to Kent as a whole"(...)"However the net adverse employment effects (...) in the medium term are larger than was then" (in 1987) "envisaged", voir Kent Impact Study 1991 Review, rapport déjà cité, pp. i-ii.

355.

Chargé du développement économique au conseil régional du Kent.

356.

ROUSSELOT, F., "Le Kent, inquiet, s'interroge sur l'impact économique du tunnel", The Guardian/Libération, article déjà cité.

357.

Propos rapportés par BENSAHEL, N., "Espoirs déçus en Calaisis", The Guardian / Libération, 6 mai 1994, p. 9.

358.

Maire de Calais.

359.

Propos rapportés par TRAPIER, P., "Eurotunnel : Calais a fait la fête à part", Le Journal du Dimanche, 8 mai 1994, p. 20.

360.

A l'Office du Tourisme.

361.

Propos rapportés par BENSAHEL, N., "Espoirs déçus en Calaisis", The Guardian/Libération, article déjà cité.

362.

Président de la Chambre de Commerce de Calais.

363.

ibid.

364.

Membre du Comité d'Expansion Economique de Calais.

365.

ibid.

366.

A la Chambre de Commerce.

367.

Propos rapportés par TRAPIER, P., "Eurotunnel : Calais a fait la fête à part", Le Journal du Dimanche, article déjà cité.

368.

Traduction littérale : emporter-comptant.

369.

Excursionnistes d'un jour.

370.

ibid.

371.

Propos rapportés par BENSAHEL, N., "L'immobilier normand n'a pas flambé", The Guardian/Libération, 6 mai 1994, p. 9.

372.

Présidente de région.