CHAPITRE 2.
LES RAISONS DU DECALAGE DANS LES RETOMBEES POSITIVES DU TUNNEL SUR LE KENT.

I - EUROTUNNEL : UN GOUFFRE FINANCIER

I.1 Dérive financière du projet :

Lorsque le projet du tunnel sous la Manche fut confié à Eurotunnel, il s'agissait de réaliser l'ouvrage du siècle. C'était un défi technique et technologique, mais aussi et avant tout un défi financier... ce qui explique d'ailleurs que les gouvernements français et britannique aient préféré confier ce projet au secteur privé sous forme de concession. C'était, comme nous l'avons déjà vu, principalement une exigence propre à Madame Thatcher : pas de fonds publics, aucune bonification d'intérêt et aucune garantie publique, et ce pour deux raisons : le tunnel ne devait être construit que s'il était rentable et l'argent nécessaire devait être trouvé auprès d'investisseurs ou de prêteurs privés ; de plus, les dépenses et les délais seraient mieux contrôlés par des opérateurs privés que par des opérateurs publics certainement moins rigoureux.

En 1987, le coût du projet avait été fixé à 48,7 milliards de francs. Mais les coûts ont progressivement dérapé et la facture totale, incluant les frais de fonctionnement du tunnel jusqu'à son équilibre d'exploitation prévu pour 1998, devait atteindre 100 milliards de francs, soit plus du double... une dérive impressionnante ! En fait, le tunnel sous la Manche, avec un coût définitif de 100 milliards de francs, est le projet le plus important jamais financé sur des fonds privés.

L'augmentation des coûts de travaux de construction fut l'une des causes de cette dérive financière et des désaccords entre le concessionnaire et les entreprises. Dans l'annexe au communiqué d'Eurotunnel 408 , on peut lire : "Côté français, le démarrage des travaux de forage a été lent et difficile, mais la productivité, l'efficacité et la maîtrise des coûts de forage dépassent dans des proportions admissibles l'estimation d'origine. L'efficacité, la productivité et la maîtrise des coûts chez TML sont loin d'être aussi bonnes" 409 . Les Anglais ont une plus grande part de responsabilité dans ce dépassement des coûts ; selon les dires de Maurice Legrand, président de la CIG : "on peut estimer que les Britanniques ont dépassé leur budget initial de 70 %" 410 .

Cependant, le creusement du tunnel ne fut pas la cause principale de ce dépassement de devis, dans la mesure où les techniques étaient bien au point dans ce domaine. Le dépassement fut plus important en ce qui concerne la construction des deux terminaux, deux ouvrages gigantesques, où les opérations de chargement et de déchargement des véhicules sur les navettes allaient devoir être effectuées en un minimum de temps et dans les meilleures conditions de sécurité, et des équipements fixes, puisque la facture est passée de 11,69 à 14,8 milliards de francs. Or, à cette échelle, le problème était tout-à-fait nouveau et les concepteurs n'avaient pas tout prévu et ont dû revoir leurs plans initiaux à plusieurs reprises. Le coût des navettes elles-mêmes a aussi connu un accroissement sensible (de 6,16 à 7,3 milliards de francs), car là encore, le concept était nouveau et les problèmes de sécurité ont imposé des modifications (supervisées et contrôlées par la CIG) incessantes et coûteuses. Des précautions considérables ont été prises contre les risques d'incendie et contre la menace terroriste (de l’Irish Republican Army - IRA).

Les coûts de construction proprement dits sont passés de 28 à 45,7 milliards de francs entre 1987 et 1993. Dès 1990, Eurotunnel a dû réviser à la hausse la facture du projet (et par la même le montant de ses revenus), ce qui a entraîné une augmentation de capital. De ce fait, le niveau des taux d'intérêt a commencé à alourdir le poids de la dette d'Eurotunnel.

Les dépassements de la facture initiale ont aussi une autre origine ; qu'il s'agisse de fonds publics ou privés, les concepteurs d'un projet d'envergure pêchent toujours par optimisme. Ils évaluent un coût minimum qui ne sera respecté que si tout se passe pour le mieux et si aucune modification n'est apportée. En pratique, cela était impossible pour un projet aussi ambitieux que celui du tunnel sous la Manche. On peut citer d'autres grands projets à titre d'exemple qui ont connu le même sort : la facture du chantier du parc des Princes évaluée à 40 millions de francs en 1969 avait doublé deux ans plus tard (80 millions de francs) ; quant à l'Arche de la Défense, plus récemment, son surcoût a été de 30 % par rapport aux estimations d'origine.

Le montage choisi pour la conduite du projet n'a pas facilité la tâche : une concession accordée à une entité créée de toutes pièces pour l'occasion, Eurotunnel, chargée de trouver l'argent nécessaire, de diriger la construction de l'ouvrage et, une fois le tunnel achevé, de gérer son exploitation. Face à Eurotunnel, un consortium, TransManche Link (TML), de dix entreprises de travaux publics (cinq françaises et cinq britanniques), des entreprises expertes en percement de tunnels mais sans grande expérience en matière ferroviaire ; cette lacune a largement contribué aux difficultés provoquées par les navettes. De plus, ces entreprises avaient l'habitude de grands chantiers financés par des fonds publics ; elles avaient donc pour pratique d'augmenter leurs prix à chaque nouvelle difficulté, sans trop se soucier de minimiser les surcoûts. Or, si cette pratique est commune et acceptée dans le public, il n'en est pas de même dans le privé ; en l'occurrence, la société Eurotunnel s'est montrée plutôt récalcitrante, vu qu'elle n'était pas sûre de disposer des fonds nécessaires pour achever le projet en cas de dépassements excessifs.

Il faut enfin ajouter à cela les divers contentieux, que nous aborderons ultérieurement, auxquels Eurotunnel dut faire face au cours de la phase de construction, puis d'exploitation du tunnel sous la Manche.

Notes
408.

11 janvier 1990.

409.

LEMOINE, B., op. cit., p. 124.

410.

BONAZZA, P., LEWINO, F., "Tunnel sous la Manche : zizanies en sous-sol", Le Point, n°910, 26 février 1990, p. 81.