I.2 Evolution de la situation financière d'Eurotunnel

Au mois de juin 1994, c'est-à-dire juste après l'inauguration du tunnel, Eurotunnel obtint 7 milliards de francs grâce à l'augmentation de capital et 5,9 milliards de crédit accordé par le syndicat bancaire. Cependant, dès la fin de l'année 1994, la société savait que les 7 milliards seraient dépensés au cours du premier semestre de l'année 1995 et qu'elle allait devoir commencer à tirer sur ses lignes de crédit spécial qui devait lui permettre de tenir jusqu'à l'automne 1995, principalement en raison de gros frais financiers.

Dès octobre 1994, Eurotunnel dut reconnaître que son chiffre d'affaires pour l'année 1994 ne dépasserait pas le quart de ce qui était prévu. Ces pertes de recettes s'expliquaient principalement par le retard dans l'ouverture des différents services d'Eurotunnel, retard dû à des délais dans la livraison du matériel, aux exigences de la CIG en matière de sécurité et aux ultimes mises au point techniques plus longues que prévu. Il est vrai que la société espérait démarrer l'exploitation de ses services à l'été 1994. Or, elle a obtenu l'accord de la CIG pour le démarrage de l'exploitation du trafic fret en juin 1994, du TGV Eurostar en novembre 1994 et des navettes de tourisme pour les automobiles et les passagers fin décembre 1994 seulement, et elle attendait toujours l'autorisation de la CIG pour le transport des autocars et des véhicules hors gabarit ainsi que celui des piétons et des cyclistes dans des autocars spéciaux à la fin de l'année 1994, autorisation qu'elle devait obtenir courant mars 1995. Un retard d'un an et demi pouvait paraître ridicule pour un chantier d'une telle envergure, mais, en fait, les conséquences sur la viabilité financière pouvaient être irrémédiables. Tout retard signifiait une perte de chiffre d'affaires définitive, à laquelle s'ajoutaient des frais financiers. En août 1995, malgré le "petit équilibre" atteint en mars de la même année, Eurotunnel, dans l'impasse financière, prévoyait d'engager des pourparlers avec les banques chefs de file, représentant le syndicat bancaire, en vue d'essayer de réduire le poids de sa dette de 75 milliards de francs qu'elle ne pourrait pas rembourser dans les conditions prévues. Officiellement, ces négociations avec les banques devaient permettre à Eurotunnel de tirer sur ses lignes de crédit la somme de 3,5 milliards de francs. En fait, les banquiers allaient pouvoir juger, d'après les résultats commerciaux de l'été 1995, si l'exploitation était profitable et, en conséquence, si l'entreprise était viable moyennant une restructuration financière. Le schéma classique dans un tel cas de figure voudrait que les banques accordent un moratoire, suspendent le paiement des intérêts et convertissent en capital sous formes diverses une partie de la dette de la société dont l'exploitation est rentable mais qui ne peut pas payer ses dettes. En septembre 1995, Eurotunnel décida, comme nous l'avons vu, de suspendre le paiement des intérêts de sa dette et, dans le même temps, de s'attaquer aux acteurs responsables de sa situation financière catastrophique, à savoir, les fournisseurs des équipements du tunnel, les compagnies ferroviaires et les Etats français et britannique.

L'Assemblée Générale qui suivit, initialement prévue le 24 juin 1997, fut reportée au 10 juillet 1997 car le quorum n'était pas atteint. Au cours de cette Assemblée, les quelque 750 000 actionnaires individuels d'Eurotunnel devaient approuver ou rejeter le plan de restructuration financière proposé par les 176 banques du groupe afin de résoudre le problème de la dette. Ce plan fut élaboré avec l'aide de deux mandataires ad hoc, Robert Badinter 411 et Lord Wakeham 412 , sous l'égide du Tribunal de Paris. Deux cas de figure se présentaient à Eurotunnel : soit le plan était accepté par les actionnaires, ce qui signifiait que les créanciers prenaient le contrôle de la société, soit le plan était rejeté, auquel cas la société, sous tutelle du Tribunal de Commerce depuis septembre 1995, devait déposer son bilan. Les banques seraient alors en mesure de faire jouer leur droit de substitution, ce qui signifierait qu'elles pourraient récupérer tout le cash-flow d'Eurotunnel au cours des années à venir, en guise de remboursement de leur dette. Ceci explique pourquoi Patrick Ponsolle s'était appliqué à convaincre les actionnaires des risques encourus à rejeter le plan de restructuration en soulignant que cela donnerait aux banques "un excellent prétexte pour s'emparer de la totalité du cash-flow de l'entreprise pour les cinquante ans à venir". Les actionnaires finirent par admettre qu'il valait mieux approuver le plan de restructuration, à la condition expresse d'une extension de la durée de la Concession. Le gouvernement français ne s'y opposa pas mais le gouvernement britannique exigea de la société Eurotunnel, en guise de monnaie d'échange selon certains, qu'elle promette d'augmenter le fret ferroviaire, en vue de limiter le transport de fret par la route, dans la mesure où le tunnel en avait largement la capacité. Au début du mois de juillet, la France et la Grande-Bretagne confirmèrent leur accord pour le prolongement de la Concession de 34 années supplémentaires (soit une concession d'une durée totale de 99 ans), c'est-à-dire jusqu'en 2086, à condition qu'elles puissent participer aux futurs bénéfices de la société. Patrick Ponsolle accepta de verser une partie des bénéfices aux Etats à condition que les actionnaires puissent profiter d'un "retour (sur investissement) décent et qu'aucun versement ne se fasse avant 2052". Selon les termes du Prospectus d'Eurotunnel, les Etats ne se verraient accorder "aucune contrepartie financière au titre de cette extension au moins jusqu'en 2052" ; d'autre part, "le principal impact comptable d'une extension de la concession serait de diminuer le montant annuel des charges d'amortissement", c'est-à-dire que la prolongation n'allait rien apporter sur le plan des liquidités mais elle allait permettre d'étaler les charges d'amortissement, soit une économie de 150 à 250 millions de francs par an, ce qui n'était pas négligeable. Le plan fut approuvé à la quasi unanimité (98 %) des voix, le 10 juillet 1997 ; ceci signifiait qu'Eurotunnel allait avoir plus de temps pour rembourser les 70 milliards de francs de dette aux banques mais que les banques posséderaient 45,5 % du capital de la société, à l'occasion de la prochaine augmentation de capital. En d'autres termes, on ne pouvait plus parler d'actionnariat "populaire".

A la même époque, le quotidien japonais des affaires 413 , annonça que sept des dix grandes banques commerciales nippones ayant investi dans Eurotunnel avaient décidé de revendre la totalité de leurs créances. Les banques concernées étaient les suivantes : Sanwa Bank, Dai-Ichi Kangyo Bank, Sakura Bank, Fuji Bank, Asahi Bank, Sumitomo Bank et Hokkaido Takushoku Bank ; les seules banques créancières japonaises à en posséder encore sont : Tokyo-Mitsubishi Bank, Tokai Bank et Daiwa Bank. Les créances sont ainsi passées de 10 milliards à 4 milliards de francs. L'Industrial Bank of Japan, la plus importante des trois banques nippones de prêts à long terme aurait également revendu ses créances. Ce retrait des banques japonaises, qui étaient pourtant au départ les principales créancières, ayant investi environ 15 milliards de francs, soit environ 20 % de la dette d'Eurotunnel, s'explique par le fait que le Japon est soumis à des contraintes réglementaires très strictes au sujet des participations industrielles.

Ce ne fut pas uniquement le cas du Japon ; dès les mois d'avril-mai 1997, moment où les banques créancières ont été autorisées à revendre leurs dettes, une cinquantaine d'établissements ont revendu leurs créances que des banques américaines telles que Lazard, Bankers Trust et Merrill Lynch se sont empressées de racheter.

Après avoir fait le point sur la situation financière d'Eurotunnel après trois années d'exploitation, nous nous sommes interrogés sur la nature des contentieux auxquels la société a dû faire face. Ces aléas ont retardé l'ouverture du système de transport ce qui a mis la société en péril sur le plan financier ; ceci fait partie des risques encourus par toute entreprise. Cependant, dans le cas de figure qui nous intéresse, ce retard pouvait également avoir des conséquences négatives sur le Kent, qui comptait également tirer profit des opportunités offertes par le tunnel. Nous nous sommes donc intéressés aux problèmes rencontrés par Eurotunnel au cours du développement du projet.

Notes
411.

Président du Conseil Constitutionnel jusqu'en 1995.

412.

Président de la Commission de surveillance de la presse britannique.

413.

Nihon Keizai Shimbun, 8 juillet 1997.