II.2 Eurotunnel face à la CIG :

Dès l'année 1991, les relations entre Eurotunnel et la CIG devinrent de plus en plus tendues. Eurotunnel s'était certes imposé des normes très strictes de sécurité, mais assurer une sécurité absolue dans toutes les circonstances possibles et imaginables, comme l'imposait la CIG, était presque impossible en matière de transport.En effet, la CIG s'avérait particulièrement exigeante en ce qui concerne les navettes qui allaient transporter véhicules et passagers. Il était notamment question de deux changements coûteux : une modification de la largeur des portes à l'intérieur des navettes et de la structure des navettes réservées aux poids lourds ; venaient s'ajouter à cela des modifications liées aux normes sismiques. En 1992, alors que le processus de soumission, de discussion, d'élaboration et d'approbation était toujours en cours et semblait interminable, Eurotunnel commença à considérer que les exigences de la CIG étaient particulièrement excessives et coûteuses, surtout en comparant avec ce qui était imposé aux compagnies ferroviaires, maritimes et aériennes. En conséquence, la société décida de préparer des réclamations complexes à déposer auprès des deux gouvernements sur les surcoûts occasionnés - de l'ordre de quatre milliards de francs selon ses estimations - pour répondre aux exigences de la CIG qui, selon elle, dépassaient les normes requises par le Contrat de Concession de 1986. Ainsi, en novembre 1993, Eurotunnel se tourna directement vers les Etats concédants.

Comme il a déjà été stipulé, le tunnel sous la Manche a été conçu et construit en vue de constituer un système de transport synonyme de qualité, de fiabilité et, avant tout, de sécurité. Ceci explique les demandes incessantes de modifications de la part de la CIG. Le renforcement de certaines dispositions pendant la phase de construction, puis lors des essais en vue de l'obtention du certificat d'exploitation, a engendré un retard dans la mise en service du tunnel et la hausse substantielle du coût global de l'ouvrage. La CIG a pris beaucoup de précautions, trop certainement au goût de certains qui auraient bien aimé un démarrage de l'exploitation à la date prévue.

Cependant, deux évènements, l'un d'une importance mineure, l'autre d'une importance majeure, ont semblé donner raison à la CIG dans son perpétuel souci de sécurité absolue. Le premier eut lieu en juin 1994 au cours d'un exercice de sécurité consistant à simuler l'évacuation de 800 passagers volontaires, dont les membres de la CIG présents pour l'occasion, d'un TGV Eurostar, bloqué intentionnellement dans le tunnel. Cet exercice, qui était le premier du genre, fut ponctué d'une série d'incidents techniques sans gravité aucune. Le second, plus important, eut lieu le 18 novembre 1996 lorsqu'un incendie se déclara aux environs de 21h45, au centre du tunnel sud, sur une navette poids lourds, incendie qui ravagea près d'un tiers du tunnel. On ne déplora aucune victime parmi la trentaine de passagers et membres d'équipage du train, bien qu'ils aient tous inhalé des fumées toxiques pendant une vingtaine de minutes. Les causes du sinistre 415 n'étaient toujours pas connues en avril 1997, mais la responsabilité d'Eurotunnel n'était pas mise en cause. La société a d'ailleurs mené une enquête interne qui a permis de définir, bien avant les conclusions du Comité de Sécurité, les changements à effectuer sur le matériel et sur le plan des procédures, à savoir : un système de sécurité accru, un contrôle plus rigoureux à l'embarquement des camions sur les navettes et une surveillance plus étroite à l'entrée dans le tunnel. L'enquête a aussi révélé qu'il était nécessaire d'installer des stations d'extinction d'incendie tous les 7 ou 8 kilomètres avant 1999, de mettre en place un système de relais électroniques pour repérer les passages vers le tunnel de service, d'activer le système de ventilation de secours en plus du système normal dès la réception du premier message d'alarme et de distribuer des masques à gaz...etc, en un mot, d'effectuer toute une série d'améliorations techniques. Dans ce but, Eurotunnel a arrêté 18 mesures soumises à la CIG. Plus importante encore fut l'identification des deux problèmes majeurs rencontrés au cours de cet accident : l'un lié à la stratégie de communication, l'autre à la procédure d'évacuation. Le 13 mai 1997, la CIG rendit public le rapport d'enquête du Comité de Sécurité, validant dans son ensemble les conclusions de l'enquête interne d'Eurotunnel. Le Comité de Sécurité a jugé que le retard pris dans la mise en place des secours aurait pu avoir des conséquences autrement plus graves sur les passagers à bord de la navette poids lourd incendiée. De même, les dégâts matériels considérables causés au tunnel auraient pu être limités si le temps de réaction avait été plus court. Le Comité de Sécurité a passé en revue tout ce qui avait pu faillir le 18 novembre 1996 ; il s'est demandé si le personnel était capable de faire face aux situations d'urgence et s'il y avait eu défaillance technique ou fonctionnement imparfait de certains équipements, il s'est interrogé sur la complexité des procédures et sur la multiplicité des scénarios de crise... etc. Il en est ressorti trente-six recommandations, dont certaines étaient déjà en cours d'application, suite aux résultats de l'enquête d'Eurotunnel.

Les deux experts franco-britanniques choisis par le Comité de Sécurité ont déclaré que si "les procédures et équipements ont fonctionné de manière suffisamment correcte", la façon dont s'est développé l'incendie et l'importance du feu ont clairement mis en évidence le fait qu'il existait des imperfections dues principalement à la complexité des procédures de sécurité, ainsi qu'à des "lacunes dans la formation des personnels". En effet, il semblerait que les membres du personnel aient passé beaucoup de temps à lire, dans l'urgence, les 150 pages du manuel "Procédures d'urgence". Le problème de communication a été directement associé à la formation du personnel, jugée insatisfaisante et inadaptée, notamment face aux situations d'urgence. Le Comité de Sécurité a donc préconisé "une politique poussée de formation continue sanctionnée par des certificats de compétence, renouvelés régulièrement", nécessaires pour être affecté à certains postes ; de fait, 200 à 300 personnels navigants ou de la tour de contrôle avaient déjà entrepris une formation complémentaire sur l'initiative d'Eurotunnel. Outre le renforcement des effectifs au centre de contrôle, Eurotunnel a proposé que la formation des employés aux situations d'urgence se fasse sous forme de redéploiement plutôt que de créations d'emplois. Pour ce qui est de la conduite à tenir dans un tunnel en feu, la politique dite de "sortie systématique", en vigueur lors de l'incendie du 18 novembre, consistait à sortir le train hors du tunnel et à le conduire sur une aire spéciale, tout en séparant la partie passagers-motrice de la section en feu, mais elle n'a pas fonctionné ; il fut décidé qu'elle serait à l'avenir remplacée par la procédure de l'"ultime recours", qui consiste à stopper le train, dès qu'un incendie est décelé et confirmé, et à évacuer les passagers dans le tunnel de service, ce qui justifiait, entre autres, l'installation de relais électroniques afin de repérer les passages vers le tunnel de service.

En raison des dommages causés par le feu dans le tunnel sud, la circulation s'est faite dans l'autre tunnel, en alternance. Le trafic des TGV Eurostar a été le premier à repartir, suivi par le trafic des navettes tourisme, mais en ce qui concerne le trafic des navettes fret (qui représente environ 30 % du chiffre d'affaires d'Eurotunnel), la société était toujours en attente du feu vert de la CIG au mois de mai 1997 alors qu'elle espérait pouvoir reprendre le 15 juin. La raison en était que la conception des navettes poids-lourds, en l'occurrence à claire-voie, était considérée comme dangereuse car elle favorisait la propagation du feu. Une remise en cause des navettes fret aurait été lourde de conséquences sur le plan financier pour Eurotunnel, déjà en pleine restructuration financière. Pourtant, la CIG n'émettait a priori aucune objection à la reprise du trafic fret, n'exigeant aucun changement majeur quant à la conception des navettes de fret, considérant sans doute les modifications prévues suffisantes pour assurer la sécurité des voyageurs. Mais au nom des autorités britanniques, John Prescott 416 a fait part de ses inquiétudes à l'égard des navettes de fret, ce qui a repoussé le délai pour l'obtention du feu vert de la CIG.

De plus, les pompiers britanniques ont formulé la menace de ne plus intervenir en cas d'incendie dans le tunnel si la conception des wagons assurant le transport des camions n'était pas révisée ; ils ont demandé, en l'occurrence, que soient installées des parois fermées plutôt que semi-ouvertes. Selon Glyn Evans 417 , "un autre feu très grave était hautement probable" si les navettes à claire-voie n'étaient pas déclarées interdites car dangereuses. Le syndicat a justifié sa position en s'appuyant sur les conclusions d'un rapport effectué sur la base des témoignages des pompiers britanniques qui étaient intervenus dans l'incendie du 18 novembre. Il a même été jusqu'à remettre en cause le rapport du Comité de Sécurité, alors que la CIG devait se référer au dit rapport pour décider de la reprise du trafic des navettes de fret.

Malgré la méfiance des Britanniques, la CIG a "accepté les propositions d'Eurotunnel relatives à la reprise des services commerciaux des navettes poids lourds sous réserve d'essais et de validations qui interviendront d'ici le 15 juin" et sous certaines conditions, à savoir : pas de transport de matières dangereuses, demi-tour obligatoire à chaque terminus pour que la club car, c'est-à-dire la voiture accueillant les chauffeurs des poids lourds, reste en tête du convoi, séparation entre la club car et les camions par trois wagons vides afin d'éviter la propagation du feu en cas d'incendie et cadence limitée dans un premier temps à trois départs par heure dans chaque sens. Le 15 juin 1997 eut effectivement lieu la reprise de l'exploitation du service Shuttle fret, paralysé depuis le 18 novembre 1996, alors que les recettes liées au trafic des marchandises par navette sont indispensables à la survie commerciale d'Eurotunnel, dans la mesure où elles représentent près d'un tiers de son chiffre d'affaires. Le coût total du sinistre a été évalué à 500 millions de francs pour la réparation des dégâts occasionnés sur un tiers du tunnel et sur le matériel roulant, auxquels il faut ajouter 1,2 milliard de francs pour la perte d'exploitation, couverte en totalité par les assureurs vu que la société est assurée à hauteur de 4,5 milliards de francs de dégâts. L'incendie a signifié une chute de 13,1 % du chiffre d'affaires pour le premier trimestre 1997, soit 697 millions de francs au lieu des 802 millions obtenus au premier trimestre de l'année précédente.

Enfin, il serait intéressant de connaître l'origine de l'incendie. La responsabilité d'Eurotunnel a été mise hors de cause très tôt. La BBC a annoncé, sans pour autant qu'il y ait eu de déclaration officielle de la part des responsables de l'enquête judiciaire, que l'incendie semblait être d'origine criminelle. Cette information semblait être confirmée par Gérald Lesigne 418 qui avait tendance à privilégier la "piste de la malveillance". En effet, des indices auraient été découverts dans les restes calcinés des véhicules, laissant penser à un acte délibéré, et non plus, comme il avait été tout d'abord suggéré, à un incendie d'origine accidentelle dû aux freins défectueux d'un camion, à un court-circuit électrique ou à un mégot mal éteint. Il a été aussi question d'un acte commis juste avant le départ du convoi, car un mouvement de grève avait lieu au terminal de Coquelles en raison de l'annonce faite par Eurotunnel, le 18 octobre 1996, de 657 licenciements.

Notes
415.

voir annexe 11.

416.

Vice-Premier ministre, également ministre des Transports du nouveau gouvernement travailliste.

417.

Un responsable du Fire Brigades Union (FBU), le syndicat national des pompiers britanniques.

418.

Procureur au parquet de Boulogne.