II.6 Eurotunnel face aux compagnies ferroviaires :

En 1986, les promoteurs d'Eurotunnel avaient négocié un accord cadre avec les compagnies de chemin de fer française et britannique. Selon cet accord, le projet avait été établi sur la base d'un partage par moitié de la capacité du tunnel entre les trains des compagnies de chemin de fer et les navettes d'Eurotunnel pour le transport des véhicules routiers. Les compagnies de chemin de fer étaient alors en position de force pour négocier.

La situation a nettement évolué au fil des années dans la mesure où des évènements ont beaucoup modifié le contexte d'origine, à savoir, une augmentation substantielle des coûts et un retard dans la mise en service des liaisons ferroviaires qui allaient réduire les premiers revenus d'Eurotunnel.

En mars 1993, à la veille de l'ouverture du tunnel sous la Manche, Eurotunnel souhaitait renégocier la convention signée le 29 juillet 1987 afin de pouvoir revoir à la hausse les tarifs ; les compagnies de chemin de fer, de leur côté, auraient préféré réviser les mêmes tarifs à la baisse. D'autre part, Eurotunnel décida d'engager une procédure auprès de la CCI à l'encontre des compagnies ferroviaires pour deux raisons ; premièrement, la mise en service commerciale du TGV Eurostar était repoussée à l'été 1994 en raison de problèmes techniques et stratégiques, ce qui représentait un certain manque à gagner pour Eurotunnel qui allait néanmoins recevoir des pénalités de retard à compter de la date d'ouverture du tunnel ; deuxièmement, la société et les réseaux ferrés n'étaient pas d'accord sur le partage des surcoûts liés à la construction de l'ouvrage. Cependant, la SNCF et British Rail étaient, à l'époque, l'une fortement en déficit, l'autre en processus de privatisation ; ainsi, un accord à l'amiable entre les parties semblait improbable.

En mars 1994, les rôles furent en quelque sorte inversés quand Eurotunnel annonça un nouveau retard dans l'ouverture du tunnel ; à cette occasion, la SNCF et British Rail ne manquèrent pas de souligner le préjudice commercial engendré par ce nouveau délai. Le mois suivant, Eurotunnel décida de faire appel à l'arbitrage afin de renégocier le contrat initial conclu avec les compagnies de chemin de fer.

Lorsque la CIG donna enfin son feu vert pour le démarrage du service commercial du TGV Eurostar, Eurotunnel demanda que cette mise en service comporte une restriction, à savoir 36 heures neutralisées chaque week-end (du samedi 8 heures au dimanche 16 heures), restriction qui lui fut accordée par la CIG, pour permettre des mises à niveau techniques du logiciel du système informatique de circulation et de contrôle des trains dans le tunnel ; les compagnies ferroviaires ne manquèrent pas de souligner le manque à gagner induit par une telle restriction.

Eurotunnel reprochait aussi à British Rail de ne pas avoir mis en oeuvre les infrastructures nécessaires à une desserte normale entre Folkestone et Londres.

Quelques mois après la mise en service de l'Eurostar, les relations entre Eurotunnel et les compagnies de chemin de fer ne s'étaient toujours pas améliorées, elles allaient même en empirant depuis que le litige avait été porté devant les juridictions internationales. La société concessionnaire réclamait des dédommagements, de l'ordre de 20 milliards de francs environ, en compensation du retard dans la mise en service du TGV Eurostar, de la faiblesse des péages versés par les compagnies ferroviaires à Eurotunnel et du retard dans la construction de la ligne à grande vitesse entre la sortie du tunnel et Londres.

En effet, depuis 1991, date de publication du second rapport 420 de la Commission d'enquête, la situation a évolué de façon significative ; la date d'ouverture du tunnel sous la Manche, initialement prévue en mai, puis juin 1993, a été repoussée au mois de décembre de la même année. En ce qui concerne la liaison ferroviaire à grande vitesse sur le sol britannique - la première du genre - de la sortie du tunnel à Londres, soit une distance de 108 kilomètres, son tracé n'était toujours pas arrêté de façon définitive. La décision quant à la construction de la ligne était arrêtée mais il restait encore à décider entre deux options pour l'entrée dans Londres et pour le choix de la gare terminus. L'itinéraire retenu par le gouvernement britannique était certes le moins cher, mais cela signifiait qu'il comportait moins de tunnels et qu'il était donc une source de désagréments pour les habitants du Kent ; en conséquence, ceux-ci décidèrent, d'une part, de mener une action juridique contre le gouvernement qui, selon eux, par son choix, préférait sacrifier l'environnement pour réaliser des économies budgétaires et, d'autre part, de réclamer des compensations financières en dédommagement des nuisances dues à la pollution et au bruit occasionnés par les travaux de construction de la nouvelle ligne.

Source : TIME, 12 novembre 1990, p. 18.

En août 1993, le gouvernement britannique fit appel au groupe allemand Hochtief AG pour former un consortium qui allait avoir la charge de construire la liaison ferrée à grande vitesse. Ce choix provoqua une vive réaction de la part des compagnies britanniques qui avaient déjà investi beaucoup d'argent dans ce projet sous forme d'études préliminaires. Le début des travaux était alors prévu pour 1995 et la mise en service du TGV sur la nouvelle ligne en l'an 2000, soit sept ans après l'ouverture du tunnel (alors prévue en décembre 1993), si les délais législatifs et de durée des travaux étaient respectés. Le coût du chantier était alors évalué entre 2 et 3 milliards de livres (soit plus de 25 milliards de francs) au lieu des 4 milliards de livres initialement prévus. A l'origine, le secteur privé devait assumer intégralement le coût de construction de la ligne de chemin de fer, selon la volonté du gouvernement britannique et les termes de l'accord bilatéral. Mais, lorsqu'un consortium privé 421 annonça qu'il se retirait du projet en raison du refus de participation des pouvoirs publics, le gouvernement décida de contribuer au projet. Le montant de la contribution publique ne fut pas précisé dans un premier temps ; il dépendait du résultat de la sélection entreprise par le gouvernement en vue de trouver un partenaire privé, futur opérateur du projet, c'est-à-dire des demandes du candidat choisi. Le gouvernement espérait aussi pouvoir obtenir une aide de la communauté au titre du Fonds Européen d'Investissement. L'accord bilatéral, quant à lui, fut purement et simplement contourné en invoquant les retombées locales, économiques et sociales qu'allait indéniablement avoir le projet, dont la création de 15 000 emplois, ce qui n'était pas négligeable. En janvier 1994, un quotidien britannique 422 rapporta que le gouvernement britannique était prêt à contribuer à hauteur de 1 à 1,5 milliard de livres sur un coût estimé à 3 milliards de livres (soit environ 26 milliards de francs). La mise en service de la nouvelle ligne était repoussée à 2002 malgré les estimations qui prévoyaient une saturation du trafic dès 1998. Dans le même temps, John Mac Gregor 423 annonça le tracé finalement retenu par le gouvernement britannique. La nouvelle voie ferrée, avec des tunnels couvrant 23 % des 108 kilomètres, allait traverser le Kent depuis le tunnel et entrer dans Londres par l'est ; la présence de tunnels supplémentaires et l'arrivée souterraine dans la capitale devaient encore augmenter le coût de construction d'environ 400 millions de livres. Ceci était diamétralement opposé au choix initial de British Rail, dont l'itinéraire traversait aussi le Kent, mais en passant par plusieurs circonscriptions électorales à faible majorité conservatrice, pour arriver par le sud de Londres ; devant la vive opposition des habitants locaux, les élus préférèrent ne pas prendre de risques et le tracé initial fut purement et simplement abandonné. Une fois les derniers détails réglés, le choix du partenaire privé effectué, les modalités et le montant du financement décidés, la procédure législative devait s'étendre sur deux ans et être suivie de cinq ans de travaux, en vue de la mise en service tant attendue de la liaison ferroviaire à grande vitesse en 2002, liaison qui allait permettre de relier Paris et Londres en 2h27 au lieu de 3h10. D'ici là, les usagers allaient devoir utiliser le réseau ferroviaire existant à bord d'un TGV se déplaçant à une vitesse de 300 km/h du côté français, de 130 km/h environ sous le tunnel pour passer à moins de 100 km/h du côté anglais. Ces retards successifs et répétitifs dans la concrétisation de cette nouvelle ligne de chemin de fer ont suscité de nombreuses critiques de la part de la presse et des partisans de ce projet. Ce fut le cas notamment à l'occasion de l'inauguration du TGV Nord, en mai 1993, au cours de laquelle François Mitterrand décrivit de façon humoristique le parcours du TGV une fois la liaison à grande vitesse construite ; il évoqua le jour où l'Eurostar se déplacera à vive allure sur le sol français et "sortira du tunnel à toute petite allure pour visiter la belle campagne du Kent" 424 . Le TGV Nord, reliant Paris et Lille en une heure et desservant quatorze villes du Nord-Pas-de-Calais, fut un réel exemple de la volonté française de tout mettre en oeuvre dans les meilleurs délais pour réaliser un réseau européen de trains à grande vitesse. De fait, le TGV Nord fut réalisé en un temps record : les travaux débutèrent en janvier 1990 et l'inauguration eut lieu en mai 1993. La ville de Lille, capitale des Flandres, fut élue carrefour européen entre la Grande-Bretagne, l'Allemagne et le Bénélux, avec sa gare TGV Lille-Europe et son Centre d'Affaires Euralille. Le TGV Nord s'est fixé comme objectif de détourner un tiers des automobilistes qui utilisent l'autoroute A1 aux heures de pointe, ce qui représentait environ 1,8 million d'usagers. Cependant, l'impact réel de ce maillon essentiel du futur réseau européen ne pouvait prendre toute sa dimension avant que les effets de la grande vitesse et du tunnel soient combinés de sorte que les deux capitales européennes concernées, Paris et Londres, se trouvent à moins de trois heures l'une de l'autre. Or, deux rendez-vous furent manqués à l'occasion du franchissement de cette première étape du réseau ferroviaire européen : la liaison à grande vitesse Paris-Bruxelles qui devait entrer en service en 1996, soit deux ans après la date prévue, et la liaison Paris-Londres qui devait entrer en service progressivement au cours de l'année 1994, au lieu de 1993. Une fois les trois réseaux connectés, la France allait devenir la plaque tournante des transports ferroviaires européens, ce qui allait certainement avoir des retombées économiques sur la région Nord-Pas-de-Calais. Le succès évident du TGV Nord ne devait pas pour autant masquer les aspects négatifs tels que la polémique liée à la mise à l'écart de la ville d'Amiens dans le projet du tunnel sous la Manche, ou celle liée à la politique tarifaire menée par la SNCF. La première controverse portait sur la bataille que menait Amiens depuis 1988 afin que le projet de liaison supplémentaire entre Paris et le tunnel passant par Amiens puisse effectivement voir le jour comme il en avait été question. Cette ville pensait que le chantier de construction de cette ligne allait débuter en même temps que celui de la ligne du côté britannique. Ce projet, dont le coût a été évalué à 6 milliards de francs, serait basé sur une convention trilatérale entre les trois compagnies de chemin de fer concernées, à savoir la SNCF, British Rail et la SNCB, pour le partage des recettes. Selon Amiens, cette ligne se justifiait par le fait qu'elle améliorait sensiblement le temps de parcours, soit un gain de temps de 20 à 25 minutes, ce qui signifiait que Paris ne serait plus qu'à deux heures de Londres. La ville a calculé que la rentabilité était de l'ordre de 10%, ce qui représentait environ 1,5 million de passagers supplémentaires. La seconde controverse portait sur les critiques des usagers envers la SNCF accusée d'avoir mis en place un réseau à deux vitesses (au sens propre et figuré), c'est-à-dire d'un côté un réseau classique manquant de performance et étant plutôt déficitaire et d'un autre un réseau de trains à grande vitesse prestigieux, aux tarifs prohibitifs.

Les acteurs à l'origine des aléas financiers d'Eurotunnel ont certainement gêné le développement normal du projet et sont, dans une certaine mesure, responsable du décalage de l'impact positif que le tunnel devait avoir sur le Kent. Un autre facteur non négligeable a largement contribué à cet état de fait : la concurrence des compagnies maritimes, surtout, et aériennes face au nouveau système de transport transmanche.

Notes
420.

Kent Impact Study 1991 Review, rapport déjà cité.

421.

European Rail Link (ERL).

422.

The Daily Telegraph.

423.

Ministre des transports britannique de l'époque.

424.

SMITHERS, R., "La très grande lenteur du Folkestone-Londres", The Guardian/Libération, 6 mai 1994, p. 3.