I L’interaction de répétition : une « œuvre ouverte »

Approche interactionniste et rhétorique des antichambres...

Ce premier mouvement de notre réflexion pourra faire l'effet d'un fort long préambule : avant d'entrer de plain-pied dans l'analyse détaillée des formes de la parole de mise en scène, il nous a en effet semblé souhaitable de poser quelques balises dans notre champ d'investigation, afin de faire apparaître les structures (spatio-temporelles, relationnelles...) qui l'organisent, c'est-à-dire le contexte dans lequel cette parole se déploie. Il s'agit en fait de cerner ce que « répéter » veut dire, en mettant à jour, dans un premier temps, les « formes » et les « fonctions » de la répétition de théâtre. La linguistique interactionniste, qui s’attache à la description des discours actualisés dans des situations concrètes de communication, nous fournira les outils de base nécessaires à cette caractérisation formelle. Curieusement, cette discipline qui a inventorié bon nombre de situations conversationnelles-types, n’a à ce jour pas porté sa réflexion sur l’objet que lui offre la répétition de théâtre ; pourtant, si l’on s’en réfère aux critères d’identification de l’interaction communicative tels qu’ils sont établis par Catherine Kerbrat-Orrecchioni - « il faut et il suffit que l’on ait un groupe de participants modifiable mais sans rupture, qui dans un cadre spatio-temporel modifiable mais sans rupture, parlent d’un objet modifiable mais sans rupture » 13 - il est indiscutable que la parole qui se développe au fil des jours dans le cadre des répétitions répond globalement à ces critères et peut, à ce titre, faire l’objet d’une étude de type interactionniste. Aussi entreprenons-nous d’appliquer cette méthode descriptive, lui empruntant certains de ses outils conceptuels - l’analyse de l’organisation structurale, du contexte, du cadre participatif, du matériau, du système des tours de parole - afin de poser les bases d’une spécification typologique de notre objet, et de dégager les éléments remarquables de la répétition en tant qu’interaction.

Mais s’en tenir à cette approche descriptive formelle, même en guise de préliminaire à une investigation plus approfondie, s’avère impossible : les faits de structure observables dans l’interaction de répétition demeurent parfaitement obscurs si on ne les rapporte pas au sens que leur prêtent les praticiens eux-mêmes. Et la vocation de notre étude n’est pas strictement linguistique : l’essentiel pour nous n’est pas tant de décrire les jeux de langage avérés dans l’interaction de répétition, que d’interroger les croyances qui leur sont associées, qui fondent leur sens et leur donnent forme. Aussi cette approche interactionniste doit-elle être complétée et éclairée par les éléments constitutifs d’une rhétorique métathéâtrale, nourrie par des artistes qui théorisent - voire mythifient - la répétition de théâtre en espace utopique de la parole créatrice. C'est ainsi dans un jeu de miroirs entre l'interaction de répétition telle qu'elle se donne à voir, et son « mythe » tel qu'il se donne à lire ou à entendre, que nous avons quelque espoir de saisir ses principes structurels, et d'éclairer ses paradoxes. Se choisir une telle alliée - cette rhétorique des antichambres, qui se déploie à l'écart de la scène, parole écrite des metteurs en scène, ou confiée à la caméra, entre deux séances de répétition - est une manière de s'outiller pour aborder notre objet sans être trop démuni. Mais la méthode a son revers : la prise en compte de ces discours en aparté, qui révèlent notamment combien la répétition est conçue comme une stratégie de résistance au principe de structuration, soutient notre propre entreprise de rationalisation en même temps qu'elle en dénonce les limites. Les points aveugles que nous oppose notre objet sont ainsi redoublés par cette parole qui les revendique comme autant de cautions d'une créativité d'autant plus féconde qu'elle n'est pas réductible à des recettes rationalisables. C'est là toute la limite d'une démarche qui puise dans les abords de son objet ses propres outils d'investigation : en même temps qu'un outil, c'est évidemment un nouvel objet d'étude que nous drainons en nous en saisissant, objet à nouveau énigmatique, qu'il convient d'interroger avec la même rigueur que celui pour lequel on l'a convoqué. S'il est tentant, et commode, de donner à la phénoménalité concrète des répétitions le sens « idéal » que les praticiens lui attribuent, pour échapper à l'obscurité des faits, c'est alors l'édification-même de ce sens à travers la rhétorique métathéâtrale qui doit retenir notre attention, et dont il faut construire la structure.

Notes
13.

Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les Interactions verbales, Volume I, Paris, Armand Colin, 1990, p. 216.