I . Organisation structurale
de l’interaction : l’insaisissable discours

A . Structures et limites d’une « histoire conversationnelle »

1) Parole de mise en scène et interaction de répétition

Si l’on s’en tient rigoureusement à la taxinomie établie par les linguistes interactionnistes, les répétitions de théâtre, qui se présentent comme une suite d’interactions rassemblant les mêmes personnes en un même lieu, constituent une histoire conversationnelle 14  ; mais le terme a des implications problématiques. D’une part la forme « conversationnelle » a tendance à faire signe du côté de l’égalité des partenaires dans l’interaction, et à laisser entendre une sorte de gratuité de l’échange, aspects que nous ne retrouverons pas dans l’interaction de répétition. Et d’autre part la notion d’ « histoire » induit celle de continuité, et s’inscrit dans une perspective qui vise l’exhaustivité : il nous faudrait, pour rendre justice à ces présupposés, envisager les échanges constitutifs de la parole de mise en scène dans leur totalité. Or, cette totalité n’est pas si commode à circonscrire précisément : le premier et le dernier jour de répétition offrent des bornes facilement repérables, qui permettent une délimitation pragmatique de l’interaction, mais dont il faut relativiser la pertinence comme « limites » de la parole de mise en scène ; celle-ci, entendue comme toute la matière verbale qui participe à l’élaboration de la représentation, déborde de toutes parts l'interaction de répétition au sens strict, en amont, notamment. Elle prend en effet bien souvent sa source dans des échanges qui précèdent la période de répétition à proprement parler, entre le metteur en scène et les différents participants : des rencontres préparatoires peuvent avoir lieu, de façon plus ou moins formalisée, et des échanges peuvent circuler via une relation épistolaire. On peut se référer notamment à la collaboration entre Yannis Kokkos, Georges Apperghis et Antoine Vitez avant les répétitions du Soulier de Satin, dont le journal de bord établi par Eloi Recoing rend partiellement compte : un entretien entre le compositeur et le scénographe du spectacle, au cours duquel ils relatent différents aspects de leur collaboration avec Antoine Vitez fait état de cette lente genèse de la parole de mise en scène, avant le début des répétitions, et qui en élabore, selon les termes de Georges Aperghis, le substrat :

‘Et il y avait une chose, plus importante que toutes les autres : les innombrables conversations que nous avions à trois ou à deux, Antoine avec Yannis, ou Antoine avec moi, ou Yannis avec moi, sur la politique, le théâtre, le théâtre et la politique, les idées, la pensée, pourquoi monter telle pièce, qu’est-ce que ça veut dire, comment la monter ? Ça formait une sorte de substrat, sur lequel le rêve pouvait se construire, sans qu’on ne l’aborde jamais, ensuite, dans le travail. 15

Dans les cas de collaboration à long terme, de spectacle en spectacle, comme celle qui a associé Yannis Kokkhos et Antoine Vitez, les bornes de l’histoire conversationnelle propre à un spectacle sont tout simplement impossibles à définir, pour ce que l’ensemble des œuvres sur lesquelles les praticiens se penchent de concert forment une vaste histoire, à la fois artistique et amicale, au cœur de laquelle des échanges ne cessent pas de circuler, qui sont à la fois souvenir du travail commun passé, et promesse de l’œuvre à venir : commentant le travail du scénographe, Antoine Vitez nous laisse entrevoir un fragment de cette infinie conversation :

‘Je ne savais comment le dire, ce que nous cherchions, ce que nous cherchons depuis plusieurs années, Yannis et moi ensemble, et Yannis pour lui-même, et soudain, tout récemment, dans une conversation, en Italie, voulant décrire le spectacle de Pélléas et Mélisande que nous allions faire, et comprendre en même temps celui d’Électre et celui du Triomphe de l’Amour, que nous avons faits, et ce qui les unit profondément, les mots sont venus à ma bouche : réalisme enchanté. 16

L’histoire conversationnelle où s’est formée peu à peu la mise en scène de Pélléas et Mélisande s’entre-tissait donc avec l’histoire d’autres spectacles qui l’ont précédée et, qui sait, en préparait d’autres à venir... Aussi paraît-il bien vain de prétendre chercher l’alpha et l’oméga de l’histoire conversationnelle propre à un spectacle : l’origine de cette parole est aussi improbable que son terme, noyés l’un et l’autre dans un fondu-enchaîné avec d’autres histoires conversationnelles. Il faut en effet remarquer que la parole de mise en scène peut continuer de cheminer après le dernier jour de répétition, puisque la représentation, une fois donnée au public, est un « objet » évolutif sur lequel la parole des praticiens continue d’avoir prise. Certains metteurs en scène en effet considèrent que l’époque des représentations est encore un temps de travail et d’élaboration, où le spectacle cherche sa forme : ainsi Jacques Lassalle, par exemple, est-il connu pour continuer à donner des indications très précises à ses comédiens après chaque représentation publique.

Même envisagée de manière plus serrée, en s’en tenant aux échanges qui circulent entre le premier et le dernier jour de répétition « officielle », la parole de mise en scène semble échapper au strict cadre d’une interaction institutionnalisée, dans la mesure où elle peut être proférée en dehors du lieu de travail, dans des situations non formalisées, entre les praticiens rassemblés à titre privé : il faut ainsi souligner l’importance des pauses, dîners, moments informels où la parole continue de circuler, les impressions de s’échanger. Yannick Mancel introduit l’ouvrage de Jacques Lassalle, justement intitulé Pauses, par une remarque sur la fécondité résolutive de ces temps de latence entre deux services :

‘La “pause” est presque toujours, pour le metteur en scène, l’acteur ou le technicien, entre deux “services” de répétitions, le moment privilégié où s’interroge et se digère la recherche intuitive, où se décante le foisonnement des propositions, où se rationalisent les fulgurances nées de l’improvisation, où se résolvent aussi parfois, dans le désordre des conversations à batons rompus - souvenirs intimes, confidences, anecdotes cocasses, commentaires graves et passionnés sur l’actualité-, les inévitables crispations de la quête. 17

Il est remarquable que ce temps non institutionnel de l’échange est particulièrement propice à la formulation des réactions des comédiens, de leurs difficultés ou de leurs plaisirs dans le travail de répétition. Il semblerait que leur présence sur le plateau ait tendance à les priver d’une parole véritablement personnelle, occupés qu’ils sont avec le matériel verbal de leur texte, et qu’il faille qu’ils en sortent pour que leur soit rendue la liberté de s’exprimer en leur propre nom. Si certains metteurs en scène aspirent à marquer plus nettement la frontière entre temps de travail et temps de vacance, elle reste apparemment assez poreuse, et difficile à maintenir : à la question que lui pose Georges Banu, de savoir s’il reste ou non avec ses comédiens après les répétitions, Luc Bondy fait cette réponse :

‘Avant, je restais presque toujours. Quelqu’un comme Bruno Ganz a besoin de le faire. Moi, aujourd’hui, je distingue de plus en plus le temps des répétitions de l’autre temps, privé. Je n’aime pas parler après les répétitions, et surtout pas au restaurant, de ce qui vient d’être fait. C’est odieux, cela casse tout. 18

En marquant ainsi sa méfiance pour la conversation « hors-service », Bondy laisse entrevoir combien elle semble pourtant difficile à éviter, intégrée qu’elle est à des habitudes que certains praticiens, comme Bruno Ganz, ont besoin de maintenir. La suspicion de Luc Bondy à l’égard de cette pratique conversationnelle périphérique est sans doute intimement liée à sa conception de la mise en scène, qui privilégie une parole susceptible de créer de « pures situations de jeu », recherchant l’innocence et l’inattendu de l’instant, et se refuse à s’installer dans un commentaire qui prétendrait maîtriser le sens de ce qui est fait. D’autres praticiens plus disposés à rationaliser leur pratique ne souscriraient probablement pas à un tel clivage entre parole de jeu et conversation périphérique.

Ajoutons, au titre de la parole de mise en scène qui échappe au strict cadre de l’interaction de répétition, celle qui se produit au cours d’entretiens avec des interlocuteurs « extérieurs », chargés par exemple de diffuser un discours sur le spectacle en cours d’élaboration (journalistes, responsables de communication...). Sans doute ces échanges sont-ils à verser dans l’immense matériel de l’histoire conversationnelle d’un spectacle, puisqu’ils peuvent infléchir le rapport du metteur en scène à son propre travail : à l’occasion d’un entretien un metteur en scène peut être amené à produire un discours beaucoup plus élaboré que la parole spontanée qui a cours au sein des répétitions, discours qui informe à la fois son propre travail et celui des praticiens qui l’entourent.

Il apparaît donc que la parole de mise en scène, conçue dans sa globalité, excède largement les strictes limites de l’interaction de répétition réduite aux seuls temps de « service » ; mais ce matériel appréhendé dans son exhaustivité paraît pratiquement insaisissable, dans la mesure où il se développe dans un contexte privé auquel nous n’avons pas toujours accès, en tant que témoin universitaire. En outre il nous confronte au problème de la délimitation sémantique de notre objet : qu’est-ce qui, dans les échanges privés qui se développent en marge des répétitions, relève d’une parole de mise en scène, qu’est ce qui s’en éloigne ? Suffit-il qu’il y ait un lien de concomittance temporelle avec la répétition pour que tout propos soit jugé relatif à la mise en scène ? Quels sont les critères au nom desquels on peut catégoriquement distinguer les propos qui concourent à l’élaboration collective du spectacle de ceux qui n’y entrent pour aucune part ? Ces questions, étroitement liées à notre recherche, demeurent en suspens ; elles nous conduisent à concentrer l’essentiel de notre étude sur le matériel qui se développe au cœur de l’interaction de répétition, dans le temps des services, tout en ayant conscience du caractère quelque peu arbitraire d’une telle restriction.

Notes
14.

La notion, proposée par S. Golopentia dans « L’Histoire conversationnelle », Working Paper n°149, Urbino : Centre International de Sémiotique et de Linguistique, 1985, est reprise par Catherine Kerbrat-Orecchioni dans Les Interactions verbales, Volume I, op.cit, p. 218.

15.

Eloi Recoing : Le Soulier de satin, Paul Claudel, Antoine Vitez: Journal de bord, Editions Le Monde, 1991. Entretien réalisé en mai 1990. p. 15.

16.

in Yannis Kokkhos, Le scénographe et le héron, ouvrage conçu et réalisé par Georges Banu, Actes Sud, 1989, p. 155. C’est nous qui soulignons.

17.

in Jacques Lassalle, Pauses. Textes réunis et présentés par Yannick Mancel, Actes Sud, coll. Le temps du Théâtre, 1991, p. 13. C’est nous qui soulignons.

18.

In Luc Bondy, La Fête de l’instant, dialogues avec Georges Banu, Actes Sud, coll. Le temps du théâtre, 1996. p. 92.