2) Scénario global : du travail à la table à la mise en espace

Envisagée au niveau global, c’est-à-dire comme suite d’interactions conversationnelles s’étalant du premier au dernier jour de répétition, l’interaction de répétition présente des variantes considérables d’une équipe à l’autre : certains metteurs en scène choisissent en effet de segmenter le temps de répétition en plusieurs périodes, soit pour des obligations liées à d’autres travaux, soit dans le souci de permettre des périodes de maturation du travail. D’autres optent pour un travail en continuité, rassemblant toute l’équipe sur une période qui peut varier, chez les professionnels, de six à dix semaines. Notons que les impératifs économiques et les contraintes techniques ont tendance à conduire à la concentration des répétitions sur une seule période de travail, brève si possible, alors que le désir des praticiens semble plutôt pencher pour des formes de travail intermittentes, comme en atteste ce témoignage de Jacques Lassalle :

‘Expérience faite de tous les cas de figure, c'est probablement la formule divisée (deux ou trois semaines, puis plus tard six ou sept semaines) qui me paraît la meilleure. Au théâtre, l'entre-deux, la réflexion vagabonde des lectures connexes, la mémorisation solitaire, bref le temps du rêve et de la maturation, ne comptent pas moins que le temps du travail collectif. Mais pour des raisons tant économiques que techniques cette division souhaitable n'est qu'exceptionnellement possible. 19

De tels propos permettent de rappeler, s'il en est besoin, que l'analyse de tout procès créatif est amenée, à un moment ou à un autre, à rencontrer sur son chemin les contraintes, les limites, les obstacles qui infléchissent l'entreprise artistique, en bousculent les intentions, en mutilent les désirs. Là comme ailleurs, le principe de « plaisir » se heurte à ce principe de « réalité » dont il faut bien tenir compte si l'on entend parler d'une création (surtout collective) pour ce qu'il y entre toujours, pour une certaine part. Mais précisément parce qu'il s'agit là d'un principe irréductible, indépendant du vouloir des praticiens, il ne saurait constituer un critère d'analyse, distingant les uns des autres, et réclamant d'être commenté et approfondi.

Dans l’un ou l’autre de ces cas de figure, répétitions fragmentées ou d'un seul tenant, on peut observer une évolution sensible de la forme de l’interaction au cours des répétitions, qui fait apparaître deux étapes relativement distinctes : le travail à la table et la mise en espace. Leurs désignations respectives indiquent assez clairement les différences pratiques qui les distinguent : tandis que la première rassemble des praticiens assis autour d’une table, pour une tâche qui consiste en la lecture plus ou moins approfondie et commentée du texte, la seconde investit l’espace du plateau, marque plus nettement la séparation entre metteur en scène et comédiens. À une forme essentiellement conversationnelle succède donc une interaction de type mixte, alternant des interventions discursives et des interventions « de jeu ». Encore convient-il de remarquer que la frontière entre ces deux étapes de travail ne relève pas d’une ligne de démarcation étanche : l’une évolue vers l’autre progressivement, et se développent entre ces deux types de travail des formes intermédiaires parfois difficiles à caractériser. Les répétitions de Tout est bien qui finit bien de Shakespeare mis en scène par Jean-Pierre Vincent nous ont ainsi permis de prendre la mesure de la variabilité des types d’interaction au cours de travail de répétition : le travail à la table se déroulait dans un local du théâtre manifestement affecté à cet usage, pourvu d’une très grande table mais aussi d’un espace susceptible d’accueillir les propositions de jeu. Durant les premiers jours l’ensemble de l’équipe demeurait assise, occupée à lire et à commenter le texte, puis peu à peu, le metteur en scène fut amené à se lever de plus en plus souvent, jouant telle ou telle réplique, s’éloignant de la table. Au bout de deux semaines quelques éléments symbolisant des fragments de décor étaient disposés dans l’espace provisoire du studio de répétition, et certaines scènes étaient jouées par les comédiens, texte à la main, tandis que d’autres ne faisaient encore l’objet que de lectures commentées, à la table. Ce n’est qu’à l’issue d’un mois de travail dans ce local que l’équipe se transféra sur le grand plateau des Amandiers, pour s’affronter - non sans difficulté - aux dimensions réelles qui allaient être celles du spectacle.

Ce glissement progressif du travail à la table vers la mise en espace est sans doute observable dans la plupart des pratiques de mise en scène ; on le retrouve dans les répétitions de Patrice Chéreau dirigeant les comédiens du Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique dans un montage de Henry VI et de Richard III de Shakespeare 20 . Le metteur en scène propose ainsi un exercice de lecture spatialisée où les comédiens se répartissent d'un côté ou de l'autre de la table selon qu'ils interprètent un personnage issu de la lignée de Lancastre ou de celle des York, afin d'expérimenter dans l’espace l'énergie des scènes d'insultes et d'invectives entre les deux clans.

S’il est difficile d’établir nettement la limite entre l’une et l’autre forme d'interaction, on peut toutefois s’attarder sur l’importance relative de ces deux étapes chez différents praticiens. Elle semble en effet être tributaire du type de démarche adoptée par le metteur en scène, qui peut développer une conception plus ou moins « littéraire » de son activité : le travail à la table constitue en effet un enjeu d’autant plus considérable que le metteur en scène place le texte de théâtre au cœur de son travail, dans un respect de sa littérarité qu’il lui faut alors explorer dans ses moindres nuances. Jacques Lassalle peut être cité en exemple de cette approche privilégiant massivement l’étude du texte, quitte à différer sa mise en jeu sur le plateau : c’est ici sa propre pratique qu’il commente (sous les espèces d’un « il » qu’il qualifie lui-même de « ruse misérable » pour « préserver une apparence de distance »)

‘Les premiers jours, en répétition, il se battait sur chaque mot, chaque fragment de situation, au risque de souligner les obscurités d’un texte, ses graisses ou ses artifices. De la même façon, il pouvait donner l’impression de différer trop longtemps l’épreuve du plateau. Mais il pensait que la liberté du jeu s’accomode mal de préliminaires approximatifs. 21

Le souci de ces « préliminaires » peut toutefois transiter par d'autres formes de communication que le travail à la table, et du coup, ne pas induire le prolongement de cette période ; ainsi Jean-Louis Martinelli préfère-t-il envoyer à ses comédiens des matériaux (textes à lire, photographies à regarder) avant le début des répétitions, qui, elles, démarrent très vite sur un travail d'expérimentation sur le plateau. Le travail à la table se trouve de fait réduit à la portion congrue («on ne fait pas, ou quasiment pas, de travail à la table», affirme le metteur en scène), et c'est là sans doute plus qu'une caractéristique anecdotique, l'effet d'une stratégie esthétique. Jean-Louis Martinelli s'explique en effet de cette organisation temporelle en des termes qui montrent sa méfiance à l'égard du type de travail préparatoire que suscite « la table  » :

‘Quand on bute sur le sens, en répétition, on peut toujours s'arrêter pour parler. Mais je ne crois pas que le sens doive être l'approche préalable au travail de plateau. Certes, avant les répétitions j'ai lu la pièce, je l'ai oubliée, et j'ai la plupart du temps des grands axes de ce que je souhaite, toujours, en tout cas, de ce que je ne veux pas avoir. C'est ce que j'appelle des garde-fous dans le travail. Il est intéressant de démarrer un travail en ayant ces idées en tête, certes, mais en étant prêt à se laisser dériver par ce que l'on peut ressentir concrètement face aux acteurs. Dans un deuxième temps, la plupart du temps vers le milieu des répétitions, j'éprouve le besoin [...] de confronter mes a priori avec les résultats des premières expériences du plateau [...] Je suis persuadé que le jeu doit se trouver dans les émotions et dans la sensation plutôt que dans l'application d'un mot d'ordre. J'essaye plutôt de me servir de l'analyse d'une pièce comme intrument de vérification que comme tremplin. 22

Entre la méticulosité exégitique préalable revendiquée par Lassalle, et la stratégie d'affrontement direct du plateau défendue par Martinelli, c'est, au delà de l'importance ou de l'absence du travail à la table, une certaine conception de l'art de la mise en scène qui semble se jouer. Pour le premier, la lettre du texte est première, et semble devoir être débattue jusqu'à épuisement avant que d'aborder l'expérimentation dans l'espace, tandis que pour le second elle est, sinon secondaire, du moins seconde, dans le temps des répétitions, soutenant des opérations de vérification, d'évaluation après coup, de propositions de jeu qui ne pouvaient pas émaner de la seule exegèse : celle-ci est d'ailleurs rejetée pour ce qu'elle est identifiée à l'élaboration d'un « mot d'ordre  » qu'il s'agirait ensuite d'appliquer par le jeu, « mot d'ordre » qui n'est probablement pas dans le propos de Jacques Lassalle lorsqu'il se fait le défenseur des préliminaires que permet la table : la façon dont il décrit lui-même cette première étape du processus créatif permet d'en juger :

‘Le premier jour on lit, on "lit" seulement : l'acteur dans sa pensée, loin de toutes proposition de jeu. Les jours suivants (entre deux et cinq), on analyse le texte, on compare les versions, les traductions, on précise la fable, les situations. 23

Commence à sourdre ici l'épineuse question de la fontion dévolue à ce type d'activité préalable, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement, mais qui nous fait déjà sentir combien la « forme » des répétitions semble être tributaire du sens que les praticiens attribuent à chacune des activités qui la constituent, et plus profondément, de la manière dont ils conçoivent leur art...

Si des choix artistiques divergents paraissent devoir infléchir les options pragmatiques privilégiées par les praticiens dans l'organisation temporelle des répétitions, on ne saurait cependant, là encore, négliger les éléments de contrainte, de « réalité », qui la déterminent indépendamment de leur désir. Ainsi peut-on se référer à cet exemple issu du travail de Patrice Chéreau avec les élèves du Conservatoire : à la suite d'une série de lectures, que peut-être la timidité des jeunes élèves impressionnés par ce début de travail avec un nouveau « professeur » a rendu maladroites, le metteur en scène annonce la fin anticipée du travail à la table, et préconise une distribution précoce, peut-être provisoire, des rôles :

‘Vu que, si je comprends bien la lecture n’est pas votre sport favori, euh, il va falloir qu’on se mette... on va retravailler encore deux trois jours comme ça ; je pense que très vite il va falloir qu’on aboutisse à une distribution plutôt déf- pas définitive mais plutôt définitive pour une stricte raison de technique qu’est d’apprendre du texte. Parce que je pense que j’aurai pas la- j’aime pas beaucoup quand on a le texte à la main et je sais pas, y a des gens que ça arrange, moi ça m’arrange pas trop, j’pense que il faut commencer- on va commencer à s’en libérer. Donc j’espère que lundi en tout cas, lundi soir je pourrai vous dire un peu sur quelle distribution on partira pour les deux pièces. 24

On se doute qu'ici le programme de travail, son évolution rapide vers une mise en espace doit plus à la prise en compte des limites de l'exercice de la table (qui n'est pas le « sport favori » de ces élèves) et des impératifs techniques (il faut rapidement apprendre le texte) qu'à un choix artistique. Les propos de Chéreau nous apprennent au passage que l'une des formes intermédiaires entre la table et la mise en scène, qui consiste en la mise en espace avec le texte à la main, n'est guère appréciée de ce dernier, qui juge qu'il faut « s'en libérer » le plus vite possible. Cette étape relativement contraignante pour la mise en espace, puisque le comédien se trouve « entravé » par un accessoire qui limite ses gestes et bloque son regard, doit évidemment son existence aux difficultés pour les comédiens à apprendre le texte, notamment lorsque la distribution n'a pas été préalablement établie. Notons que si certains metteurs en scène exigent que le texte soit su avant le début des répétitions (exigence paraît-il rarement respectée par les acteurs), d'autres ont une position beaucoup plus souple, considérant que c'est dans le fil du travail, par imprégnation progressive, que cet apprentissage doit se faire, permettant du même coup de fixer les indications de mise en scène en même temps que la mémoire du texte. Jacques Lassalle illustre cette position faisant la part belle à la mémoire lente, plus disposée semble-t-il à accueillir les indications de jeu - mais alors c'est la capacité, chez l'acteur, à faire des propositions de jeu qui peut en pâtir :

‘Durant la période d'exploration (quatre à six semaines), le metteur en scène n'exige rien. La mémoire n'est pas innocente. Elle ne fixe pas que le texte. Idéalement, donc, l'acteur qui ne sait pas encore son texte est plus disponible. Mais seul le grand acteur peut déjà proposer sans savoir, chercher sans retarder, reprendre, se reprendre sans désarçonner son partenaire. 25

Ce sont ici et les vertus, et les limites d'une telle étape de travail qui sont mises à jour : en somme le texte à la main rend le comédien (sauf si c'est un « grand » comédien...) relativement passif, à la fois très ouvert aux indications fournies par le metteur en scène, et très peu enclin à en proposer de lui-même. On comprend dès lors que cette forme de « lecture-jeu » soit certes tolérée, éventuellement valorisée comme c'est le cas ici, mais non point trop encouragée, par des metteurs en scène qui, nous le verrons, affirment pour la plupart avoir besoin des propositions de jeu des comédiens pour imaginer leur mise en scène ou pour critiquer leurs indications.

Ces derniers propos permettent également d'apercevoir un autre élément d'organisation du scénario global de l'interaction : Jacques Lassalle distingue, dans sa propre pratique, une période qu'il qualifie d'exploratoire (les quatre ou six premières semaines) qui consiste en « l'élaboration avec les acteurs » de la mise en scène, de la période de « fixation scénique », sur le plateau, avec l'ensemble de l'équipe (les trois ou quatre dernières semaines). Cette transition peut coïncider avec le passage de l'équipe du lieu de répétition à la « vraie » scène où sera effectivement donné le spectacle, dans laquelle chacun doit prendre ses marques. Si chaque metteur en scène développe sa propre conception du calendrier des répétitions (déterminé également par des impératifs techniques, lorsque la salle de spectacle n'est pas libre...) on peut observer chez tous cette évolution vers la « fixation », en fin de parcours, avec l'introduction d'éléments techniques tels que les lumières ou la musique, qui imposent une forme relativement stable à la mise en scène. Libre à chacun ensuite de décider du moment où doit se faire cette bascule vers la « fixation », et des procédures qui y conduisent : on se souvient que Martinelli affirmait « vérifier » à mi-parcours la pertinence des propositions de jeu à la lumière des « garde-fous » que sa première lecture de la pièce avait fait naître, et l'on peut supposer que cette évaluation s'impose au seuil d'une étape de travail qui va cristalliser les propositions de jeu dans leur forme définitive.

Ainsi, au seul niveau du scénario global de l'interaction de répétition, des variantes relativement importantes sont observables d'une équipe à une autre : outre les impératifs techniques ou économiques, qui peuvent abréger certaines étapes que d'aucuns eussent souhaité plus longues, en allonger d'autres en différant la rencontre avec la salle de spectacle, certaines stratégies artistiques peuvent distinguer les praticiens, selon qu'ils privilégient les préliminaires exégétiques ou la rencontre directe avec le plateau. Toute une gamme d'approches se déploie, déterminant différentes conceptions du scénario global, qu'on ne peut décrire qu'en termes de tendances générales. Ajoutons encore que ce scénario peut varier, chez un même praticien, en fonction de la nature du texte, de l'ampleur de la distribution, de la connaissance qu'il a de son équipe de travail... Déjà un certain nombre d'obstacles viennent se dresser contre notre entreprise de description formelle « des répétitions » en général, obstacles qui tiennent notamment à l'absence de systématisme dans la pratique de la création théâtrale. Cet état de fait, souvent revendiqué par les artistes eux-mêmes, n'a pas fini de nous donner du fil à retordre, et nous fait mieux comprendre ce que Luc Bondy, que nous citions en introduction, voulait dire lorsqu'il affirmait, à propos de la mise en scène, qu'il n'y a pas « un métier, mais mille métiers... »

Notes
19.

Réponse au questionnaire sur les répétitions établi par Georges Banu, "Répétitions en acte" in Les Répétitions, un siècle de mise en scène, Alternatives théâtrales n°52-53-54, décembre 96/janvier 97, p. 59.

20.

Ces répétitions ont été filmées, donnant lieu à un documentaire audiovisuel réalisé par Stéphane Metge: La leçon de théâtre, 5 x 25mn, produit et diffusé par la Cinquième. Le script intégral de ce documentaire figure en annexe de notre étude.

21.

Jacques Lassalle, Pauses. p. 45.

22.

Jean-Louis Martinelli, Rêves de sable, Notes, entretiens. Créations du théâtre de Lyon 1987-1993. Coéd. Paroles d'Aube- Théâtre de Lyon, 1993. Propos recueillis par Jean Verdeil, février 1992, p.34. Il est à noter que Jean-Louis Martinelli considère qu’une fois la distribution des rôles faite, les « trois-quarts » du travail sont faits: cette conception peut également expliquer le fait qu’il ait tendance à se passer du travail à la table, dans la mesure où il compte essentiellement sur les comédiens pour l’élaboration du spectacle...

23.

"Répétitions en acte", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 60.

24.

La leçon de théâtre I, "travail à la table".

25.

"Répétitions en acte", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 60.