b) Vertus du hasard

Ce chaos, finalement caractéristique de la plupart des pratiques de mise en scène, semble même être l’effet d’une stratégie créatrice : si le désordre perturbe, il libère ; au systématisme des programmes de travail, les metteurs en scène contemporains opposent ainsi les valeurs de l’aventure, dont les hasards sont censés permettre des découvertes que la préméditation risquerait d’exclure : « L’aventure théâtrale se méfie comme de la peste des déclarations d’intention », affirme Jacques Lassalle 29  ; et de poursuivre : « Nous verrons donc, le moment des répétitions venu, jour après jour avec les comédiens ». Si le programme des répétitions ne s’invente qu’au dernier moment, « jour après jour », sans règle et sans méthode, c’est d’abord pour le metteur en scène le moyen de s’affranchir de ses propres présupposés : c’est sa propre liberté, intellectuelle et artistique, qu’il vise dans cette « démission ».

‘Il ne voulait pas être l’otage de ses propres préalables. Il croyait de moins en moins aux maquettes, aux intentions programmées, aux régies d’avance formulées. 30

C’est du même coup pour le metteur en scène le plus sûr moyen de garantir la fécondité de son travail : se fait jour l’idée que le théâtre ne peut advenir que de cette impréparation - ou du moins de ce refus d’en maîtriser la genèse : les répétitions, « espace de découvertes, de hasards, de correspondances imprévues, sans lesquels le théâtre n’advient pas » 31 , sont ainsi conçues comme une jachère savamment préservée de toute entreprise de culture trop stratégiquement programmée. Il y faut toujours maintenir la place pour le hasard, auquel les praticiens semblent attribuer une fécondité poétique inépuisable : « L’essentiel, on ne l’atteint que par hasard, pas lorsqu’on le vise » 32 , et le maître d’œuvre de ce chantier de l’aléatoire doit montrer tous les signes de l’innocence. Sa vocation semble être moins de « diriger » une œuvre collective que d’aménager les conditions de son avènement, en préservant l’espace des répétitions des vélléités de production rationnelle, véritable « menace » qui pèse sur la création théâtrale :

‘Luc (Bondy) - malgré toute la préparation théorique - met particulièrement l’accent sur la création, en répétition, d’une espèce de havre, d’un espace protégé de nature à ne rien exclure, où la menace qui rôde sans cesse autour de nous est écartée, menace de la détermination, de la généralité qui risque de nous dévorer avant même que quelque chose de particulier ait pu naître. Luc est un rejeton tardif et anachronique de la spontanéité et du commencement en tant qu’événement, un avocat singulier du provisoire, du droit à l’innocence des gestes. 33

C’est encore cette fécondité de l’innocence que Jacques Lassalle met en avant pour justifier le « contrat d’errance » qu’il affirme passer avec ses comédiens, et vanter les vertus créatrices de l’impréparation :

‘Une répétition trop “programmée” est presque toujours terne sinon stérile. Une répétition qui débute sous le signe de l’irrésolution est souvent productrice, donc heureuse. Le théâtre ou le bon usage de l’innocence... 34

Bientôt l'impréparation des modalités de travail se confond avec l'impréparation des contenus : s'il ne faut pas trop en savoir sur la façon dont on va travailler telle scène ou telle autre, c'est parce qu'il ne faut pas trop en savoir sur ces scènes en général. Programmer l'ordre des scènes abordées, le temps qu'on y consacrera, le type d'exercice souhaitable, c'est déjà trop en dire sur ce qu'elles sont susceptibles de porter, qu'elles contiennent en puissance et que la grâce des répétitions ne fera découvrir que si on ne les cadre pas trop. L'impréparation revendiquée par les gens de théâtre a tous les airs d'un contrat passé avec le hasard, comme une manière de considérer que ce que l'on cède en maîtrise (du temps, de l'objet), on le gagne bientôt en trouvaille, en découverte... En « savoir », en somme, mais un savoir qu'on n'aura pas prémédité, auquel on aura consenti à renoncer pour qu'il naisse de lui-même. Ainsi ne faut-il pas s'étonner d'entendre l'un des élèves du Conservatoire commenter ainsi le cheminement des répétitions aux côtés de Patrice Chéreau, depuis l'innocence liminaire, riche de tous les possibles qu'il appartient à chacun d'explorer, jusqu'aux derniers jours où tout se précipite dans l'urgence des ultimes préparatifs, et où cette fois, à l'issue du parcours, le metteur en scène « sait tout », et où l'on n'a plus la place pour « ne pas savoir » :

‘Lui les premiers jours c’est : “je sais pas”. J’crois qu’c’est le mot qui dit le plus souvent, “je sais pas”, et euh, ça nous met dans une sorte d’état comme ça où on s’dit ben nous non plus on ne sait pas, et finalement, comme on s’fait confiance et ben on va chercher. On cherche et puis alors après finalement ça s’affine, et les derniers jours ça devient une sorte de - j’sais pas quel mot dire, une sorte de... J’sais pas, il manque que de la fumée, et ça fait un cartoon, quoi, c’est Tex Avery. C’est-à-dire que c’est quelqu’un qui court partout, qui sait tout et qui dirige tout à la fois, aussi bien le son, que la lumière, que les comédiens, et là on n’a plus, on n’a plus presque la place pour ne plus savoir. 35

Le « contrat d'errance », selon l'heureuse formule de Lassalle, passé avec des élèves comédiens assoiffés de connaissance et d'encadrement pédagogique, est ici peut-être encore plus désarmant que pour des comédiens aguerris 36 , et le contraste entre l'innocence première et la maîtrise absolue qui sont les attributs successifs - et paradoxaux - du metteur en scène, plus spectaculaire pour qui les découvre pour la première fois... Car ce dont ce jeune comédien s'étonne ici, et qu'il attribue à Patrice Chéreau, est probablement le fait de la plupart des metteurs en scène. Cette approche aléatoire, rétive à toute préméditation abusive, nous paraît même pouvoir être étendue à toute pratique de création artistique : Luc Bondy en effet, pour s'expliquer sur sa manière jugée « chaotique » d'animer les répétitions, s'en réfère à la distinction proposée par Claude Lévi Strauss, qui pose l’artiste (tout artiste) en bricoleur, pour l’opposer à l’ingénieur, toujours soucieux des règles de son propre savoir-faire. Georges Banu en réponse développe ce commentaire :

‘Il distingue entre l’ingénieur, qui se trouve en possession d’un plan bien déterminé dont il poursuit l’accomplissement de manière systématique et l’artiste dont la perspective est moins certaine et qui cherche appui dans le hasard des découvertes faites ici ou là. 37

Aussi ne s’agit-il pas tant pour nous de prétendre rationaliser ce qui par principe s’y refuse, que d’observer le sens que prêtent les praticiens eux-mêmes à cette anti-méthode : il s’agirait, à en croire le discours des metteurs en scène sur leur art, et en poussant un peu à l’extrême, d’une confiance en la « génération spontanée » de la théâtralité. Il y aurait là comme une mythologie poussant les praticiens à s’en remettre au règne du « vivant », à la faveur d'une foi qui viendrait supplanter les idéologies programmatiques des années 70, où chacun se devait d’être acteur du sens à venir. Le registre quelque peu « mystique » dans lequel nous aventurons notre vocabulaire ici n'a, lui, rien d'innocent : à la clef de cette « innocence » préconisée par les metteurs en scène, c'est bien une forme de révélation qui surgit, révélation théâtrale et non divine, mais qui partage avec la transcendance divine la force d'une évidence qui se révèle d'elle-même, à son heure, selon sa propre loi, forcément impénétrable, et non point par les efforts qu'on aura fait pour la convoquer. Cette conception mystique de l'art de la mise en scène, qu'on retrouvera bientôt dans les propos d'Ariane Mnouchkine sur l'art de l'acteur, nous paraît irriguer les propos de Jacques Lassalle sur le cheminement des répétitions :

‘...il est un jour aussi où la représentation, longtemps attendue, devinée, approchée, à nouveau échappée, dans les contours fuyants d'un reflet d'eau, émerge, s'arrache des lambeaux de nuit qui l'enveloppaient encore, accepte la pleine lumière. Alors, soudain, tout prend sens et nécessité. Je sais, aussi fort, aussi absolument que j'ai su ne pas savoir jusque-là. Il a fallu beaucoup de patience, de confiance réciproque, de sincérité intérieure, d'acceptation de l'incertitude et du provisoire, d'avancées non pas linéaires mais hélicoïdales, par cercles successifs et superposés. Il a fallu savoir attendre, dans la certitude que "Rien dans l'inattendu qui ne soit secrètement attendu par toi." (Bresson) 38

Ainsi soutenu par la citation de Robert Bresson, le propos du metteur en scène retrace bien ce cheminement de la création théâtrale depuis l'innocence féconde, égarée, parfois douloureuse mais patiente, jusqu'à la certitude, sereine ou intraitable, dont il était déjà question à propos de Chéreau. Mais ici le passage du « non-savoir » au « savoir » se produit sous les espèces d'une grâce longtemps attendue, qui brusquement donne sens et nécessité à ce qui jusque là n'était qu'obscure aventure. Entre celle-ci, pleine d'incertitudes et celle-là, qui vient lui donner sens et lumière, c'est un chemin non pas linéaire mais « hélicoïdal » qui se trace jour après jour, selon les termes de Lassalle, et cette spirale réclame qu'on s'y attarde un peu...

Notes
29.

Jacques Lassalle, Pauses, p. 94

30.

Op.cit. p. 96.Comme précédemment, pour parler de son propre travail, Lassalle “troque le je pour le il”...

31.

Ibid., p. 96.

32.

Luc Bondy, op.cit, p. 109.

33.

Propos de Dieter Sturm, dramaturge, membre fondateur de la Schaubühne, recueillis par Frederick Zeugke, dramaturge à la Schaubühne, in La Fête de l’Instant, p. 233.

34.

Jacques Lassalle, Pauses, p. 21.

35.

La leçon de théâtre V, "Paroles d'élèves".

36.

Notons que ces « comédiens aguerris » peuvent néanmoins montrer bien des résistances aussi, à travailler avec un metteur en scène revendiquant une posture de recherche perpétuelle: on raconte que Roland Bertin, sociétaire de la Comédie Française, aurait dit à Jacques Lassalle avec qui il répétait: « Je suis dans ma loge; lorsque vous saurez ce que vous voulez, vous m’appellerez... ».

37.

In La Fête de l’instant, p.109.

38.

Cf "Répétitions en acte", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p.63.