B . Poétique de la variation : un cheminement spiralÉ

En effet si l’on se penche davantage sur le contenu du travail qui se développe en répétition jour après jour, se dessine, par delà l’inorganisation formelle revendiquée par les praticiens, une structure repérable dans la plupart des cas : que les scènes soient abordées dans l’ordre de la pièce ou non, elles subissent presque toujours un traitement cyclique, chaque segment de texte étant travaillé une première fois, puis le tout étant repris, segment par segment, dans l'ordre ou le désordre, autant de fois que le temps de répétition le permet. Le cheminement du travail décrit ainsi un parcours qu’on pourrait qualifier non pas de circulaire, mais de spiralé : la parole de mise en scène en effet, qui ne cesse de revenir sur les mêmes objets - les mêmes segments de texte, de jeu - se développe pourtant dans des formes chaque fois nouvelles, et ce faisant elle « avance ». Paradoxalement peut-être, la parole de répétition ne se répète nullement, et son déploiement ne correspond en aucun cas à une pédagogie du ressassement : sur une même scène en train de se construire, le discours du metteur en scène pourra, de proche en proche, développer des analyses de nature différente, des commentaires et des digressions sans rapport les uns avec les autres, et passer par toutes les formes, y compris celles de l’auto-contradiction. La parole de mise en scène présente ainsi tous les signes d’une variation infinie sur le même thème : comme une vrille, elle permet un mouvement qui n'a pas de terme.

Cette « infinitude » se manifeste, nous semble-t-il, dans l’absence de clôture sémantique repérable dans l’interaction de répétition : bien des thèmes abordés, des pistes de travail esquissées, se trouvent abandonnés sans que leur invalidité soit véritablement avérée, c’est-à-dire constatée et commentée ; bien des propositions, noyées dans le flot, ne sont pas explicitement prises en compte, des éléments d’interprétation apparaissent sur le plateau sans être relayés par la parole de mise en scène, insensiblement des options se substituent à d’autres... Bref, la représentation publique finit par mettre un terme de fait à un échange verbal qui présente tous les signes de l’inachèvement : elle constitue une limite formelle à l’interaction de répétition, sans témoigner nécessairement d’une clôture sémantique du processus qui a permis son élaboration. C’est ce que dit Giorgio Strehler lorsqu’il affirme :

‘Il y a une chose que je ne porte jamais c’est de la certitude que les choses sont comme ça et ne peuvent pas être autrement. Alors le spectacle se modifie chaque moment, en répétition ou hors répétition, jusqu’à un certain moment. À ce moment il faut l’arrêter. 39

Si véritablement aucune certitude n’est possible quant aux options de mise en scène retenues, alors ce moment où « il faut arrêter » le processus d’élaboration ne correspond pas au sentiment d’une clôture interne de l’interaction, à l’idée que le spectacle a trouvé sa forme achevée, mais bien au terme que l’échéance de la représentation publique vient poser de fait au travail préparatoire. Aussi la parole de mise en scène doit-elle être comprise comme un discours infiniment ouvert, qui tend vers un achèvement que la représentation concrétise de manière aussi provisoire qu’illusoire : dans le temps qui sépare les praticiens de la représentation publique, un tel « discours » ne cherche pas à trouver une forme stable, mais transite par une multitude d’énoncés possibles, toujours provisoires, et donc renouvelables à l’infini. On pourra juger cette analyse contradictoire avec la précédente, qui mettait l'accent sur la « révélation » de la représentation à ses auteurs, qu'on aura pu prendre pour une « vision » de sa forme définitive. Qu'on ne s'y méprenne pas : Jacques Lassalle, qui s'épanchait sur la grâce de ce moment où le spectacle « s'arrache des lambeaux de la nuit », est sans doute celui des metteurs en scène qui consent le moins à l'idée d'une « finitude » possible de l’œuvre, ou en tout cas, de sa parole sur elle : jusqu'aux représentations publiques, et pendant celles-ci encore, le metteur en scène se tient dans une frénétique insatisfaction qui le fait revenir sur tel ou tel fragment, proposer à ses comédiens, de soir en soir, de nouvelles indications. « Il n'est pas de plus grande souffrance, affirme-t-il, que de revoir un spectacle après sa rencontre avec le public, même si les possibilités de poursuivre le travail ont été aménagées » 40 . Poursuivre le travail, encore et toujours, explorer d'autres possibilités, des voies nouvelles, suppose un perpétuel renouvellement de la parole de mise en scène, qui soutient cette entreprise infinie, et sa constante mue en des énoncés inédits.

Qui dit « énoncés inédits » dit naturellement variation, mais aussi contradiction possible des énoncés entre eux ; c'est là la règle du jeu, qui semble inquiéter bien davantage les comédiens à qui ces énoncés sont destinés que les metteurs en scène qui les profèrent. Si certains acteurs font preuve d'une certaine souplesse, consentant à cette variabilité éventuellement contradictoire comme au tribut à payer pour une recherche toujours plus exigeante, d'autres paraissent s'en plaindre et s'y prêter moins volontiers. Ce témoignage, recueilli par Stéphane Metge, d'une élève du Conservatoire à propos de la façon de travailler de Patrice Chéreau est à verser dans la première catégorie :

‘...Et aussi des allers et retours : c’est-à-dire que dans une séance de travail il t’amène dans une direction, et puis le lendemain il va te dire ah non, finalement j’préfèrerais qu’elle soit un peu plus faible là dessus, elle est trop autoritaire etc, alors que la veille il t’avait dit d’être autoritaire ou dans un truc plus fort, donc c’est quand même en mouvement, ça change, on n’est pas- c’est pas un boulot statique, quoi, on cherche.’

Face à cette indulgence devant les « allers-retours » de la parole de mise en scène, il faut dresser le témoignage indirect des doléances qu'ils suscitent, rapporté par celui qui s'en rend coupable, et qui s'en explique : c'est encore Jacques Lassalle, peut-être plus enclin que d'autres à (ab)user de la variabilité des indications scéniques, qui s'exprime ici :

‘Les comédiens me disent souvent d’une répétition à l’autre : “vous changez tout, on ne s’y reconnaît plus”. Cela m’étonne toujours. Aujourd’hui n’est pas hier. Chaque jour a sa couleur. Il y a bien des tableaux sous le tableau. Je ne me contredis pas, j’ajoute ou je retranche. 41

Ici l’argumentation aphoristique n’est guère éclairante, et ne permet que d'attester que Lassalle, comme tous les metteurs en scène pour lesquels nous disposons d'un corpus important, est enclin à l'auto-contradiction ; ailleurs Lassalle justifiera plus abondamment ce recours à la variation, selon une argumentation qui, curieusement, contredit légèrement ces propos : si l’on en croit la plupart des praticiens, en effet, les options variables ne peuvent que se cumuler : la soustraction (« je retranche ») serait une opération étrangère à la mathématique théâtrale. Et ce qui justifie la multiplication d’indications de mise en scène variables et parfois contradictoires relèverait moins d’un travail de correction par effacement et substitution, que d’une sédimentation progressive et inéluctable.

Notes
39.

Propos recueillis par Odette Aslan dans son documentaire sur les répétitions de La trilogie de la villégiature, de Goldoni, mis en scène par Giorgio Strehler à la Comédie Française, document audiovisuel CNRS, 1978.

40.

Jacques Lassalle raconte d'ailleurs volontiers cette éloquente anecdote, selon laquelle, tandis qu'il assistait, dans une insatisfaction bruyante, tourmentée, à une représentation de son propre spectacle, une spectatrice agacée lui aurait soufflé: " Monsieur, si vous n'aimez pas, vous n'avez qu'à partir". Depuis lors, le metteur en scène a semble-t-il opté pour une position plus discrète: "J'ai appris à me faire violence. Je reviens chaque fois que cela m'est possible au théâtre, dans un coin retiré, à l'écart du public - c'est encore au dessus de mes forces de m'asseoir au parterre - et vaille que vaille, je prends des notes et les communique aux acteurs, qui le plus souvent en font cas, au mieux, les réclament.". In '"Répétitions en acte", op. cit. p. 63.

41.

Jacques Lassalle, Pauses, p. 75.