1) Labilité, indélébilité

a) « Tout fait trace »

On pourrait postuler que le perpétuel renouvellement de la parole sous des formes variables soit lié à la fondamentale labilité des énoncés oraux : oublieuse d’elle-même, l’oralité n’en finirait pas de produire des propositions nouvelles, sur des chemins que jamais elle ne balise, pour ce qu’elle est incapable de laisser aucune trace. Mais le portrait que cette hypothèse dessine en creux, d’un metteur en scène en amnésique, contraint de réinventer chaque fois des propositions sans mémoire, n’est guère convaincant. Il semblerait au contraire qu’une foi en l’indélébilité de toute parole prononcée motive le metteur en scène à produire toujours plus d’indications, susceptibles de nuancer, complexifier, enrichir à l’infini le jeu de l’acteur. Nous voici à nouveau dans l’espace mythique qu’esquisse la rhétorique du discours de mise en scène, qui veut croire, semble-t-il, que chaque parole entendue par le comédien fait trace dans son imaginaire, puis dans sa mémoire consciente et inconsciente, et nourrit son jeu, même à son insu. Si Eloi Recoing, par exemple, n’accorde cette indélébilité qu’aux indications comprises par les comédiens...

‘Des choses dites en répétition, certaines ne peuvent être comprises, entendues du public. Mais si les acteurs les pensent et les comprennent, leur jeu, d’une manière ou d’une autre, en portera la trace. 42

Daniel Mesguich quant à lui semble étendre ce pouvoir de faire trace à tout l’environnement langagier qui berce le comédien en répétition :

‘Plus tard, aux représentations, ce n’est pas ce que fait l’acteur qui détermine le spectacle, mais tout le reste, toutes les ‘circonstances’ qui l’ont amené à faire, précisément, cela. 43

Il nous semble que l’on peut voir dans ces « circonstances » censées déterminer le spectacle, entre autres, toute la matière verbale qui a travaillé à sa genèse, toutes les indications qui ont amené le comédien à faire ceci ou cela, et dont le jeu semble être moins l’interprétation que la trace.

Notes
42.

Eloi Recoing, Journal de bord des répétitions du Soulier de Satin, mis en scène par Antoine Vitez.

43.

Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, Paris, Seuil, coll. Fictions et Cie, 1991.