b) Sédimentation et métaphore picturale : la représentation palimpseste

Ce credo en une indélébilité de la parole de mise en scène sous forme de « trace » dans le jeu d’acteur induit une conception du travail d’élaboration de la représentation sous la forme d’une sédimentation : une nouvelle strate de travail n’annule pas ce qui l’a précédée : elle s’y superpose, et la représentation est constituée du cumul de ces dépôts imaginaires. Cette conception ne relève pas seulement de la rhétorique des metteurs en scène sur leur propre travail : si certains comédiens se plaignent ou s’avouent perturbés par la multiplication à l’infini de propositions variables, ils sont nombreux à percevoir et reconnaître la vocation cumulative des indications de mise en scène : ainsi le comédien Pierre Laroche, parle-t-il d’une « surimpression de stimuli » 44 pour évoquer son propre cheminement en répétitions. À propos de Luc Bondy, Nada Stancar déclare :

‘C’est vrai qu’il est capable de dire une chose, puis son contraire, pas pour qu’on choisisse, mais plutôt pour qu’on accumule. 45

Certes, il convient de marquer ici combien ce processus cumulatif d’indications contraires sied particulièrement au projet artistique de Luc Bondy : volontiers enclin à explorer la sphère intime, ses impasses et ses contradictions, à observer le travail de l’inconscient comme contrepoint aux motivations explicites des personnages, il a en quelque sorte tout à gagner à multiplier des indications susceptibles de se nuancer les unes les autres. Mais il semble que ce processus cumulatif vaille aussi pour d’autres démarches artistiques, liées ou non à l’investigation psychologique, et que beaucoup d’autres comédiens témoignent de cette faculté de la parole de mise en scène à faire trace: Jean-Pierre Jorris en vient ainsi à définir la représentation publique comme « La grande répétition de un ou deux mois conçue comme l’avancée progressive d’un tableau. [...] le tableau final constitue l’aboutissement, mais qui contient ces esquisses et qui les prolonge. Les esquisses des répétitions, ce sont les diverses options, les propositions, les trouvailles d’improvisation, les retours en arrière, les ‘effacez-tout-et-on-recommence’... qui restent présents dans le résultat final » 46 .

Aussi ne faut-il pas s’étonner d’entendre très fréquemment les praticiens recourir à des comparaisons vers la peinture pour qualifier le processus d’élaboration de la représentation : Valérie Lang, parlant du travail avec Stanislas Nordey, évoque « les improvisations pendant des heures dont il ne reste rien à part, comme en peinture, une couche fondamentale de mémoire de travail » 47 . Même témoignage chez Jean-Marc Eder, comédien, à propos du travail de Stéphane Braunschweig :

‘Il y a des moments où l’on s’est engagé sur une piste, puis il se rend finalement compte qu’elle est fausse, et là on efface tout. Pour moi, le moment où l’on renonce à ce qui se construisait est terrible. Alors qu’en réalité, rien n’est réellement effacé parce que cela va devenir une sous-couche du résultat final. 48

Et ce même credo encore, et son analogie picturale, chez Jacques Lassalle :

‘Par couches successives, nous faisons apparaître, l’acteur et moi, la mémoire du personnage et son présent. Sous la toile repeinte d’aujourd’hui, j’essaie de préserver les craquelures et le vernis déteint de la veille. Tout théâtre est palimpseste. 49

On voit que l’idée d’une indélébilité des strates de travail nourries par le perpétuel renouvellement de la parole de mise en scène est une foi partagée par les metteurs en scène et les comédiens. Il y va là d’un credo des praticiens qui veulent voir dans la représentation une sorte de palimpseste de la totalité des étapes qui a permis son avènement, et dans les comédiens des « palimpsestes ambulants » (E. Recoing). C’est cette utopie qui donne à la parole de mise en scène tout son prix, l’identifiant non pas seulement à l’outil communicationnel par lequel s’élabore un processus de création collective, mais à la matière constitutive de cette création même, transmuée en trace dans l’objet créé.

Comment comprendre alors la distinction que propose Georges Banu entre « metteurs en scène qui effacent (comme Bondy ou Vitez), et metteurs en scène qui n’effacent pas (comme Strehler) », si de toute façon en répétition tout fait trace ? Il semblerait qu’il veuille qualifier par ces mots la distinction repérable entre metteurs en scène dont les propositions semblent se poursuivre et se compléter dans un discours univoque et « constructif » - sur un mode linéaire - et ceux qui orientent au contraire tour à tour le comédien dans des directions de travail totalement différentes, qui semblent annuler à chaque fois la tentative précédente. En effet, parlant de Bondy et de Vitez, il propose cette analyse :

‘Bondy, comme Vitez, construit et en même temps efface pour mettre constamment l'acteur dans un état de "non-installation". Dès qu'un acteur a le sentiment que la scène est réglée, il s'installe. Bondy veut déséquilibrer constamment l'acteur. 50

La logique de l’effacement semble liée chez Bondy à un désir de « déséquilibrer l’acteur » ; c’est là une dynamique de l’instabilité qui caractérise particulièrement le metteur en scène suisse, sur laquelle nous reviendrons, mais qui ne rend pas totalement compte des motivations de certains metteurs en scène à « annuler » ce qui a pu être fait précédemment pour repartir sur d’autres bases : on peut en effet observer un tel processus, par exemple, dans les répétitions des Trois Sœurs mis en scène par Matthias Langhoff, et dont Odette Aslan rapporte le circonvolutoire cheminement. Tout au long des répétitions, certaines options de mise en scène sont ainsi mises en places, creusées et développées, pour être, au bout de quelques jours ou de quelques semaines, purement et simplement annulées : aussi Odette Aslan fait-elle cette remarque générale :

‘Chaque fois qu’un acteur fait de telles propositions ou que Matthias Langhoff lui-même propose un jeu avec un objet ou un nouvel arrangement des personnages dans l’espace, le metteur en scène laisse éclore un moment de vie puis le pousse jusqu’à ses extrêmes conséquences. Il se peut qu’il efface tout le lendemain au bénéfice d’une nouvelle proposition. Qu’on ne s’étonne donc pas de trouver dans ce journal de bord des jeux de scène qui, essayés, disparurent, et dont il ne reste aucune trace visible dans le spectacle. 51

Ainsi, ce qui est « effacé », ce sont des « jeux de scène », des propositions « avec un objet » ou un « arrangement des personnages dans l’espace », qui sont esquissés voire développés, puis abandonnés, et dont il ne reste aucune trace « visible » dans le spectacle. Si Odette Aslan prend le soin de préciser qu’il n’y a pas de visibilité de ces étapes de travail abandonnées, c’est peut-être pour signaler qu’elles peuvent, malgré tout, persister sous une autre forme : en toute fin de parcours, elle signalera ainsi que « le spectacle est fait de concrétions, comme un coquillage. Il a été constitué par strates, avec des matériaux hétérogènes. La réalisation définitive porte trace des excroissances rejetées » 52 . Pas de visibilité, donc, mais une trace, tout de même, sous une forme ou sous une autre : à commencer par la trace que laisse nécessairement, dans la mémoire de l’acteur, une indication de jeu, une proposition scénique qui aura été explorée, et dont son corps, son imagination, sa manière de jouer, donc, portera le souvenir, même si elle n’est pas retenue. Aussi faut-il bien comprendre de quoi est fait le mythe de l’indébilité de la parole de mise en scène : il ne postule pas que toute option de jeu esquissée se conservera telle quelle jusqu’à la représentation - au contraire, rien n’est plus labile qu’une proposition scénique, et le travail de chaque scène consiste souvent en un effacement préalable de ce qui a été tenté auparavant - mais il veut croire que chacune de ces étapes de travail fait trace dans la mémoire consciente et inconsciente de l’acteur, et que c’est le cumul de ces sédiments qui nourrit la richesse de son jeu. C’est aussi la manière dont Banu finit par interpréter la posture « effaçante » de Bondy, en s’appuyant sur ces propos de Nada Strancar :

‘Nada Strancar dit : "Bondy, comme d'autres metteurs en scène, propose et en même temps efface non pas pour déstabiliser l'acteur, mais pour produire un effet d'accumulation". L'acteur prend conscience que toute solution est hypothétique. Il n'y a pas une seule solution. 53

Les options de mise en scène peuvent sembler s’annuler les unes les autres, il n’y a pas, en définitive, d’effacement possible : dans le processus sédimentaire de l’imagination, tous les possibles se cumulent et cohabitent, et c’est là un enjeu fondamental de la mise en scène contemporaine. Faire mine d’effacer, tout en comptant bien sur le pouvoir de faire trace de telle ou telle proposition, c’est se donner les moyens de multiplier les pistes interprétatives, et c’est s’en remettre à une esthétique de la pluralité des sens à laquelle les praticiens d’aujourd’hui semblent particulièrement attachés.

Notes
44.

Témoignage recueilli in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p.116.

45.

In La Fête de l’instant, p. 30.

46.

Jean-Pierre Jorris, « Ensemble au cœur des choses », entretien conduit par André Curmi in Théâtre/Public n°64-65: « La direction d’acteur », juillet-octobre 1985, p. 58.

47.

"Traverser ensemble une poésie", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 118.

48.

"La jubilation tourmentée de la répétition", in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 120.

49.

Jacques Lassalle,Pauses, p. 75.

50.

"Ecouter la différence", entretien avec Mark Blezinger, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p.45.

51.

Odette Aslan, « Matthias Langhoff, Trois Sœurs », in Théâtre/Public n°122, mars-avril 1995, p.18. C’est nous qui soulignons.

52.

Idem, p. 59.

53.

« Ecouter la différence », Entretien entre Georges Banu et Mark Blezinger, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 45.