2) Idéologie et esthétique de la pluralité des sens

L’hypothèse de Georges Banu pour expliquer la variation des propositions de jeu ouvre sur l’idée, fondamentale dans la mise en scène contemporaine, de pluralité des propositions interprétatives : « il n’y a pas une seule solution ». Ce principe pourrait être érigé en adage fédérateur d’un certain nombre de pratiques de la mise en scène actuelle : la pluralité des sens possibles, l’intégration de la contradiction, semblent en effet constituer pour bien des metteurs en scène un idéal à maintenir le plus longtemps possible pendant les répétitions, soucieux de ne pas trancher, afin de ne pas « fermer le sens ». Cette attitude face au répertoire théâtral semble marquer une rupture par rapport au travail de relecture critique que les années 70 ont vu éclore, qui consistait en la production d’une interprétation relativement univoque du texte (par exemple le prisme interprétatif de la « lutte des classes »), dont toute la mise en scène prétendait établir la cohérence. Il semblerait que désormais cohérence et univocité soient des valeurs moins prisées qu’elles ne l’étaient jadis. Encore convient-il de nuancer cette observation : d’une part, elle est plus ou moins valable selon que l’on se penche sur le travail de tel ou tel artiste - il se trouve que ceux d’entre eux sur lesquels nous disposons du plus riche matériel appartiennent plutôt à la catégorie, fort nombreuse, des « penseurs de la pluralité ». Peut-être cependant convient-il de marquer une nuance particulière en ce qui concerne les recherches d'Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil : son travail sur le Tartuffe de Molière, auquel nous avons accès sous la forme d'un documentaire audiovisuel, montre un fort « parti pris » interprétatif, une option de mise en scène qu'on pourrait qualifier d'univoque, puisqu'il s'agit de dénoncer à travers la figure de l'imposteur de Molière l'intégrisme musulman : décors, costumes, maquillages dénotent explicitement le monde de l'Islam, dans une transposition systématique et orientée dont la metteur en scène ne se cache nullement. Dans une séquence montrant une réunion de travail de type administratif, la metteur en scène répond aux questions, un peu embarrassées, de ses partenaires, sur l'orientation de son spectacle en gestation, avec une netteté sans équivoque. Une telle fermeté dans le propos nous a paru suffisamment rare pour devoir être évoquée ici, d'autant que la relative gêne qu'elle suscite chez les partenaires de travail (administration, programmation, diffusion...) nous paraît être symptômatique d'un certain état d'esprit du milieu théâtral, quelque peu méfiant en matière de ce qu'on appelait il y a peu encore « l'engagement » :

C'est sans doute clair, et net, mais pas tout à fait « politiquement correct » ; à la question « est-ce que tu as peur des intégristes ? » (le terme semble valoir « naturellement » pour les intégristes musulmans, auxquels la metteur en scène pense), l'interlocuteur avait d'ailleurs dûment, on l'aura remarqué, répondu par la négative - ce dont la metteur en scène n'a pas souhaité tenir compte. À l'exception donc de la position d'Ariane Mnouchkine, qui tranche et surprend par le caractère très affirmé et volontairement univoque de l'option interprétative privilégiée dans sa mise en scène du Tartuffe, les metteurs en scène présents dans notre corpus semblent préférer s'en tenir à des positions plus prudentes, moins tranchées, moins « engagées ».

Notons bien que cette position artistique, qui récuse la référence à une transcendance sémantique stable et univoque, ne prend pas nécessairement la forme d’une abolition du discours de parti-pris sur le texte de théâtre : il ne s’agit pas d’une non-lecture, qui s’abandonnerait à la lettre du texte sans la moindre conscience fédératrice, mais plutôt d’une lecture qui entend préserver la complexité et l’hétérogénéité sémantique du texte de théâtre. Le cas de Jacques Lassalle, dont on a vu qu’il pouvait faire preuve de contradiction dans la succession de ses indications de mise en scène, est à cet égard relativement éclairant. Dans un entretien avec Bernard Dort, filmé par Jeanne Labrune, il livre ses réflexions concernant la mise en scène du Dom Juan de Molière à laquelle il travaille. Nous choisissons de retranscrire cette séquence dans son intégralité, comme un pendant à la séquence où Mnouchkine s'expliquait de son option interprétative tranchée : c'est ici très exactement l'image inversée de ce que l'on a pu observer tout à l'heure qui se déploie, et une posture très représentative, nous semble-t-il, des pratiques actuelles, qui se met en discours :

‘Lors de notre première rencontre j’évoluais entre les deux ou trois grands termes de l’alternative Dom Juan [...], qui se situe entre trois grandes tentations : la tentation Jouvet, tentation pascalienne, la recherche de Dieu ; la tentation de Vilar : la tentation de l’athée optimiste, et puis la tentation marxiste qui de Meyerhold à Brecht, à Chéreau 55 à Besson, fait de Dom Juan le parasite social dont une société en voie de transformation doit se délivrer. J’étais pas beaucoup plus avancé que ça : je savais vaguement que nous aurions a nous définir entre ces trois pôles [...] Il me semble que nous avons retrouvé une sorte d’innocence vraie. Nous somme partis de là où semble partir Moliere, un jeune homme qui n’a que deux convictions : “je ne crois que ce que je vois”, et “je ne vis que dans l’instant qui m’est donné, et dans l’assouvissement du désir que j’éprouve”[...] Voilà par exemple un des préjugés que je pouvais avoir : Dom Juan comme le premier héros véritablement, le premier intellectuel du théâtre français, enfin, un héros, un libertinage des idées. Un libertinage de l’esprit. Je crois qu’il faut prendre Dom Juan au pied de la lettre et que c’est d’abord un homme de plaisir, un homme de désir, en ce sens, il est déjà un héros de Mozart et de Da Ponte. Je crois que la sensualité, en tout cas au premier et au deuxième acte, définit Dom Juan. Ensuite, il n’est pas programmé, il ne conceptualise pas sa vie et son action : il éprouve, il vit, pleinement, absolument, en cours de route il tire les conséquences de ce qui lui arrive. Voilà, c’est l’expérience qui se transforme en pensée, et pas l’inverse : il ne vérifie pas une conception du monde, il l’invente et la construit au fur et à mesure de ses désirs, de ses pulsions. C’est l’aventure d’un corps et d’un desir avant d’être l’aventure d’une conception du monde. Et ça ç’a été je crois très intéressant. Ça explique aussi tout ce qu’il y a de contradictoire apparemment, de successif dans l’itinéraire de Dom Juan, et pas du tout de linéaire, pas du tout d’homogène.’

À lire un peu entre les lignes, il semblerait que Lassalle, tout en faisant honneur aux grandes « lectures » qui ont précédé son propre travail, laisse entendre à demi-mot combien ces postures artistiques sont des pôles répulsifs plutôt qu’attractifs : il s’agit de « tentations » auxquelles le metteur en scène est parvenu à opposer « une innocence vraie » qui lui permet de prendre la pièce « au pied de la lettre ». Voici resurgir cette innocence dont on a vu précédemment qu'elle se devait d'être le point de départ d’une recherche artistique productive, ce non-savoir initial susceptible d'enclencher et de nourrir le processus créatif. Et cette lecture elle-même - Dom Juan en expérimentateur de la vie, en être libre qui ne serait conditionné par aucune conception programmée - nous paraît une subtile mise en abîme de la démarche du metteur en scène, qui n’entend pas par son travail « vérifier une conception du monde », mais aventurer un désir qui ne reculera ni devant le contradictoire, ni devant l’hétérogène. Ce Dom Juan-là pourrait presque être tenu pour le parangon de bien des metteurs en scène actuels...

Notes
54.

"Au soleil même la nuit", documentaire réalisé par Catherine Vilpoux et Eric Darmon, 1995.

55.

Jacques Lassalle se réfère ici à différentes mises en scène de Dom Juan : celle de Louis Jouvet en 1947 au Théâtre de l'Athénée, celle de Jean Vilar en 1953 à Avignon, celle de Patrice Chéreau au théâtre de Satrouville en 1969.