a) La condition post-moderne

Il s’agit là d’une idéologie de la pluralité, de la mobilité et de la complexité du sens qui n’est pas sans rapport avec la faillite des utopies collectives, et un certain état de la pensée du monde qui a renoncé à l’élaboration d’un discours univoque qui s’afficherait comme dépositaire du sens. Dans l’histoire du théâtre et de la mise en scène, il semblerait que cette crise corresponde au début des années 80, où l’engagement et le didactisme deviennent peu à peu suspects, comme l’idée, plus générale, d’assigner au théâtre un « grand but ». C’est le principe même d’idéologie, conçue comme un système de sens censé assujettir le discours, qui est récusé, pour ce que son univocité est perçue à la fois comme naïve et totalitaire. On peut y voir un symptôme de ce l’on identifie désormais comme la « condition post-moderne », qui prend racine à la fin des années 50, caractérisée selon Jean-François Lyotard par une « crise des récits » susceptibles de légitimer les pratiques et les savoirs. Tandis qu’il analyse le statut du savoir (et non de l’art) dans nos sociétés, le philosophe développe des analyses qui nous semblent relativement adaptées à l’étude des pratiques artistiques. Faisant état de la « désuétude du dispositif métanarratif de légitimation », il livre ces observations :

‘La fonction narrative perd ses foncteurs, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but. Elle se disperse en nuages d’éléments langagiers narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs, descriptifs etc., véhiculant avec soi des valences pragmatiques sui generis. 56

L’histoire de la mise en scène de Don Juan telle qu’elle est rapportée par Jacques Lassalle semble parfaitement illustrer cette dissolution de la figure du grand héros (l’athée optimiste de Vilar) et des grands buts (la quête spirituelle, la lutte des classes) dans un éclatement en « valences pragmatiques » : il n’est désormais plus un héros ni même un contre-modèle, mais une pulsion en marche qui donne des réponses provisoires à des situations temporaires, offrant le spectacle de la contradiction et de la complexité. Et c’est avec lui tout le théâtre, ou disons l’art de la mise en scène, qui perd sa prétention à discourir sur le sens de monde, pour devenir le lieu où son éclatement se donne en spectacle. Un des metteurs en scène actuels les plus enclins à occuper (et à théoriser) cette posture artistique post-moderne est sans doute Bernard Sobel : à l’évidence il n’y a pour lui nulle transcendance à laquelle on puisse référer le sens d’une œuvre (celle d’un dramaturge ou d’un metteur en scène) :

‘On a consommé beaucoup de transcendance et on ne sait plus quoi inventer. Ce qu’il y a à inventer, c’est qu’il n’y a pas de transcendance à inventer. 57

On pourrait certes s’étonner de ce qu’un homme qui se revendique comme un « citoyen communiste », par ailleurs conseiller municipal de la ville de Genevilliers, s’illustre dans des propos empreints d’un tel scepticisme ; mais il suffit de s’en remettre à sa définition du marxisme - « la vraie attitude marxiste est une attitude de doute radical et constant » 58 - pour se défaire de cette première impression... Et de suivre pas à pas le cheminement de sa pensée pour se faire une idée de ce que devient le théâtre pour un esprit post-moderne : parlant de Shakespeare, dont il a mis en scène Vie et Mort du Roi Jean, il en vient à cette conclusion :

‘J’ai pu alors imaginer que Shakespeare, dans un contexte historique précis qui n’est pas sans rappeler celui que nous sommes en train de vivre, désirait aider ses contemporains à se libérer de ce que, pour aller vite, j’appellerai “une opinion”. Il désirait leur rendre praticable la plasticité de la vie, la débarrasser du poison qu’est l’existence d’un sens prééxistant, d’une signification des choses selon laquelle il conviendrait d’agir. Travailler sur Shakespeare rend caduque l’idée : “il faut des utopies”. Répéter cette phrase comme une vérité, c’est ne pas percevoir le poison qu’elle contient. 59

Comme il apparaît ici, le refus des utopies, la méfiance à l’égard d’une « signification des choses selon laquelle il conviendrait d’agir » ne ruine pas nécessairement la légitimité de l’engagement pragmatique, ni la vocation de l’art à « aider les contemporains » ; simplement cet engagement ne peut aller dans le sens de la délivrance d’un message : « Je n’ai pas à communiquer un sens, à faire savoir ce que la pièce signifie » poursuit Sobel. La mission que s’assigne l’artiste consiste alors en « l’affirmation », sur scène, de « la complexité et de l’incertitude » 60  ; non pas pour s’y laisser méduser en une fascination désabusée, mais parce qu’ « aujourd’hui, c’est le non-savoir qui est positif et fécond. » 61

Ce détour par des considérations sur la pensée post-moderne mériterait dans doute de plus amples développements, faute de quoi il risque de s’apparenter à une oiseuse digression sur l’air de temps. Il nous faut cependant y recourir, sans davantage nous y attarder, dans la mesure où il nous permet de mettre en lumière un facteur déterminant de la structure de l’interaction de répétition, en l’occurrence l’absence de structuration du discours de mise en scène autour d’un axe sémantique univoque : il explique en partie ce cheminement spiralé de la parole qui développe infiniment des formes variables, parfois contradictoires, sur des objets récurrents. C’est cette post-modernité, nous semble-t-il, qui constitue le « théâtre » où vient s’épanouir ce que nous avons identifié comme une poétique de la variation, où prend place la scène de la pluralité des sens ; c’est elle qui contribue à donner au discours de mise en scène sa forme : une constellation d’énoncés qui semblent s’ignorer les uns les autres, gravitant, sans le surplomber, autour du texte de théâtre, astre pris « au pied de la lettre ».

Notes
56.

Jean-François Lyotard, La Condition post-moderne, Paris, Minuit, 1979, pp. 7-8.

57.

Bernard Sobel, Un art légitime, Actes Sud, coll. Le temps du théâtre, 1993, p. 71.

58.

B. Sobel, op.cit., p. 38.

59.

B. Sobel, ibid.., p. 24.

60.

B. Sobel, ibid.., p. 48.

61.

B. Sobel, ibid., p. 50.