b) Le droit à la précarité

Une telle conception du discours de mise en scène laisse entrevoir combien il se refuse à faire discours, justement : il est une parole qui prétend échapper toujours à tout autre centre que celui qu’offre le texte de théâtre, et qui ne procède d’aucune autorité :

‘La mise en scène, en tant qu’elle est remise en scène, se fait rempart contre la mainmise d’un centre extérieur, fixe, stable, transcendant. Et de quel droit un sens privilégié, une morale, un message, auraient-ils échappé au terrible mouvement de la mise en scène pour se retrouver, seul et en sécurité, à l’arrivée, maquillés en résumé ou en résultat de tout ce mouvement ? 62

À la spirale de la parole de mise en scène, qui chemine inlassablement autour du texte de théâtre sans jamais dessiner de discours univoque, il faut en effet superposer la spirale du mouvement de remise en scène perpétuelle : sauf dans le cas particulier de la création de pièces contemporaines (sur lequel nous reviendrons), la mise en scène est toujours remise en scène, retour du discours sur un objet déjà commenté, qui charrie avec lui plusieurs strates (éventuellement contradictoires) de significations que le metteur en scène ne peut ignorer. À l’issue d’un siècle d’histoire de la mise en scène, l’art théâtral est devenu celui d’une mémoire que chaque subjectivité, chaque époque, chaque utopie est venue nourrir, à laquelle ses héritiers doivent en quelque sorte payer leur tribut, en exhibant la relativité de leur parole. Le statut de la parole du metteur en scène y prend un tour bien singulier : certes, il est le maître d’œuvre, et occupe une position de pouvoir, puisque c’est à sa seule subjectivité que s’en remettent les praticiens qui travaillent avec lui pour élaborer le spectacle. Mais avant d’explorer les signes de pouvoir dont sa position dans l’interaction est affectée, il convient de marquer combien la rhétorique métathéâtrale l’institue comme sujet précaire :

‘...le metteur en scène ‘moderne’, comme ses pères, joue. Mais lui sait qu’il joue. La qualité première de ce rejeton à qui désormais toute naïveté est interdite, de cet enfant né adulte, est de ne jamais trouver son nom, de ne jamais s’autoriser d’une seule parole. 63

Là encore, il est possible d’étendre cette conception de la position du metteur en scène à celle de tout artiste  « post-moderne » : si l’on en croit l’analyse de Roland Barthes, qui date pourtant des années 70, cette précarité est le lot inexorable de tout créateur :

‘Etre artiste aujourd’hui, c’est là une situation qui n’est plus soutenue par la belle conscience d’une grande fonction sacrée ou sociale ; ce n’est plus prendre place sereinement dans le Panthéon bourgeois des Phares de l’humanité : c’est au sommet de chaque œuvre devoir affronter en soi ces spectres de la subjectivité moderne, que sont, dès lors qu’on n’est plus prêtre, la lassitude idéologique, la mauvaise conscience sociale, l’attrait et le dégoût de l’art facile, le tremblement de la responsabilité, l’incessant scrupule qui écartèle l’artiste entre la solitude et la grégarité. 64

Mais tandis que l’analyse de Barthes nous laisse entrevoir un portrait de l’artiste en mélancolique hanté de spectres et de scrupules, les metteurs en scène contemporains nous montrent ce tremblement comme une fébrilité créative, cette précarité comme une « qualité », et revendiquent haut et fort leur « non-savoir » comme une potentialité énergétique inépuisable : « Il s’agit au théâtre, nous dit Bernard Sobel, de transformer le non-savoir en énergie » 65 . Le non-savoir n’est plus un manque douloureux, mais une tension gonflée de possibles, presque un plaisir : « Le plaisir est dans la quête, nous dit Lassalle. Seul le doute est fécond, l’errance fertile » 66 . Aussi l’absence d’autorité dans le discours de mise en scène - le fait qu’il ne se réclame d’aucune transcendance idéologique, sociologique, philosophique - n’est-elle pas perçue comme une faille, ni même un mal nécessaire, mais est posée par les praticiens eux-mêmes comme un droit (ce « droit à l’innocence des gestes » dont parlait D. Sturm à propos de Luc Bondy), qui peut faire l’objet d’une revendication : « Je revendique l’errance, le tatonnement, la contradiction, le retour en arrière » (J. Lassalle). Et cette précarité de l’instance de discours n’est pas perçue comme l’effet d’un désenchantement inéluctable, mais semble même recherchée et valorisée comme une innocence issue d’un processus de purification : la catharsis liée au théâtre n’est plus, dans les propos de Dieter Sturm, là où on l’attend. Avant de permettre aux spectateurs de se « purifier » de leurs passions, elle engage les praticiens à se purifier d’abord de leur propre savoir, elle réclame « un nettoyage cathartique et spontané de toute forme de savoir, et surtout de tous les noms et de tous les concepts ». 67

Notes
62.

Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, p.120. L’importance de la notion de “remise en scène” varie évidemment d’un artiste à l’autre : il est vrai que chez Mesguich, cette conscience de la relativité de toute nouvelle parole, cette exhibition de la mise en scène comme commentaire intégrant les commentaires qui l’ont précédée est centrale. Mais les propos de Lassalle à propos de l’histoire de la mise en scène de Dom Juan nous confirment que cette préoccupation fait partie intégrante du travail du metteur en scène, qu’il la signifie ou non sur le plateau de son propre spectacle, et qu’elle contribue à forger l’instabilité du discours de mise en scène.

63.

D. Mesguich, op. cit. p. 99.

64.

Roland Barthes, À propos d’Antonioni, Bologne, 1980, cité par Daniel Besnehard, in Journal du TNS n°12, cité par Jacques Lassalle in Pauses, p.35.

65.

B. Sobel, op. cit., p.48.

66.

Jacques Lassalle, Pauses, p. 96.

67.

La Fête de l’instant, p. 233.